Patrick Corneau

Patrick aime assezEn lisant La Terre et son satellite reçu des éditions de La Baconnière, je n’ai pas pu situer l’âge de Matteo Terzaghi ou plutôt de celui qui a composé ce Zilbadone di pensieri. Comme si le texte circulant entre les pages était en proie à une sorte d’incertitude quant à sa provenance. Nous nous déplaçons par parabase autrement dit du coq à l’âne et de l’âne au coq, l’âge reste opaque. Néanmoins nous pouvons saisir la question sous-jacente à ces va-et-vient : qu’est-ce que la mémoire ? Peut-être une énergie, un élan inspirant ? Certainement pas une archive poussiéreuse. On pourrait avoir le sentiment qu’un imprimeur distrait a perturbé l’ordonnancement de ces pages, que certaines ont peut-être été perdues et maintenant nous sautons ici et là, poussés dans des syncopes temporelles. Finalement, l’idée m’est venue que l’écrivain est un homme et qu’il est père de famille. Nous le découvrons en avançant dans la lecture, parmi ces miniatures, vignettes, notes, réflexions, micro-essais philosophiques qui ne seraient pas déplacés parmi Les Rédactions de Fritz Kocher de Robert Walser (longuement cité par Terzaghi lui-même).

Les textes brefs de La Terre et son satellite, sortes d’hommages littéraires à la forme simple de la rédaction scolaire, viennent de nulle part, un peu comme ces dents de lait qu’Alessia, l’amie de la fille de Matteo Terzaghi, range dans une petite boîte où bizarrement elles sont en surnombre. Quelques pages plus tôt, un récit rappelait un dimanche classique en famille, parents et enfants voyageant à la recherche d’un terrain à bâtir pour construire la future maison. De cette excursion reste l’image de l’unité familiale installée dans un espace virtuel tel une œuvre d’art conceptuel, très Land Art
Si l’on y pense bien, nous devrions remercier cet imprimeur distrait. Placés dans cet ordre, les « chapitres » forment une magnifique constellation, comprenant des livres, des fables, des films, des photographies, des plantes à roulettes, Robert Walser, Danilo Kiš, des incendies, des lombrics, des professeurs de lycée, des pianos mécaniques, Anne Frank, une moustache « lunaire », la pluie de Francis Ponge, celle que produisent les métronomes de György Ligeti – et puis celle du ciel. Terzaghi le sait bien, cet imprimeur fantasque, c’est lui. Les chapitres-satellites dessinent un système planétaire régi par une force gravitationnelle dont il est le seul maître. Le résultat est une expérience fascinante. Comme l’éclipse solaire qu’une petite foule observe dans la photographie d’Atget introduite à la page 58 (photo ci-dessus). Ainsi nous passons de l’astronomie à l’atelier d’un ami artiste ; de là, une réflexion sur l’instabilité des personnages de Robert Walser démarre, ce qui conduit à une analogie avec le célèbre lapin-canard commenté par Wittgenstein ; à ce stade, l’éclipse qu’observe l’homme figurant sur la couverture est déjà passée, même si les journaux du matin l’annoncent encore. Un saut dans le temps de quelques jours pousse l’écrivain à se demander si la mémoire modifie les choses que nous avons vues, en revenant à Walser, jusqu’à ce qu’il formule cette conclusion : « Un tour joué par la perception s’était transformé en un tour joué par la mémoire. Mais si c’était là une tromperie, que sont alors – où sont – les expériences que nous avons vécues ? » 

Il est vrai que le passé fait de nous des « fictions » : des êtres labiles, des reflets miroitants. La mémoire n’est rien de plus que la possibilité combinatoire d’un monde dans lequel le temps s’est enflammé puis emballé, dont nous restons le moi expérimental. C’est ce qui explique notre fascination pour le storytelling et la toute-puissance de la littérature – phénomène qu’interroge Matteo Terzaghi : « Pourquoi la description de la pluie proposée par Ponge libère-t-elle un tel sentiment de bonheur ? Et pourquoi nous enthousiasmons-nous devant une exécution musicale qui cherche à reproduire la pluie avec des moyens autres que météorologiques ? C’est l’un des grands mystères de l’esprit humain : la force heuristique de la représentation, le rapport entre relevé et révélation, le lien profond entre les actes de traduction, d’interprétation et de compréhension, et entre ces actes et l’intensité de notre sentiment d’être en vie dans le monde. »
Ce beau livre entre littérature et science qui va de descriptions en digressions et de digressions en divagations est l’exacte confirmation des propos de cet étonnant poète ironiste : il agit merveilleusement contre le mal des discours vides et des impostures.

La Terre et son satellite de Matteo Terzaghi, traduit de l’italien (Tessin) par Renato Weber, éditions de La Baconnière, 2022. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) Photographie de Matteo Terzaghi par ©Sébastien Agnetti (dans le billet) « Pendant l’Éclipse – 1912 » d’Eugène Atget / Éditions de La Baconnière.

Prochain billet le 23 janvier.

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Patrick Corneau