Patrick Corneau


Dans les Entretiens qu’il a accordés à Michel Archimbaud (Entretiens avec Michel Archimbaud, Paris, Lattès, 1992), Francis Bacon disait que le plus difficile pour un artiste est de savoir quand un tableau est fini et que lui-même avait fini par gâcher plusieurs de ses toiles pour ne pas avoir su s’arrêter à temps. Tout artiste, surtout avec le dessin où il est impossible de revenir en arrière doit affronter la modeste tragédie de savoir s’il a ou non tracé le trait fatal, le trait de trop, celui qui gâche tout. On raconte qu’un vieil homme en guenilles se promenait dans les musées avec des pinceaux dans les poches et que quand les gardiens ne faisaient pas attention, il donnait aux tableaux de Bonnard quelques touches de pinceau correctives. Quand les gardiens le surprirent et l’interpelèrent, le directeur du musée découvrit, à son grand embarras, que le vandale en haillons n’était autre que Pierre Bonnard en personne… 

La question est un peu différente en littérature. Les écrits ne travaillent pas directement la matière, on a seulement affaire à un système de signes, réversibles et modifiables à volonté. Revenir à la version précédente, ou bien en proposer une nouvelle sans devoir repartir de zéro est beaucoup plus facile techniquement mais peut susciter d’effroyables dilemmes. En effet, se pose alors la question de savoir si l’écrivain a ou non « un devoir face au langage » selon une formule un peu solennelle. La réponse peut être complexe ou simple. Optons, à partir d’une distinction simpliste, pour une réponse simple : il y a des écrivains pour lesquels le langage est un moyen (d’être publié) et d’autres pour lesquels il est une fin en soi. Écrire, aligner avec des mots son expérience personnelle du Monde, implique pour les seconds de servir la langue. Une morale du style aspire à emmener la littérature, dans chaque phrase, vers un moment de plénitude de ses possibilités expressives. Et chaque auteur aspire à le faire avec sa propre voix, dont les cadences verbales, inédites, résonnent pour le lecteur comme répondant à un ordre nécessaire. C’est l’idéal flaubertien du mot juste qui devrait être l’idéal de tout écrivain se respectant lui-même et respectant son lectorat.

Reste, du côté de l’écrivain, à choisir l’état du texte dans lequel on estime avoir optimalement accompli cet « ordre nécessaire ». Décision extraordinairement difficile, sachant que sur le plan de l’écriture, on n’écrit pas ce que l’on veut mais ce que l’on peut. Débat qui confine à l’aporie pure et simple si, par malheur, l’écrivain a une conscience aiguë de la fatuité de son entreprise littéraire. Le lieu commun stipule qu’il n’y a pas de livre terminé, seulement des livres abandonnés (plus ou moins par lâcheté), et que l’auteur les envoie à l’impression pour se débarrasser de leur joug. Pour se libérer de la sujétion, de l’obsession de la phrase parfaite car l’auteur pense que son texte doit, comme les meilleurs fromages, continuer à s’affiner. La très haute exigence stylistique peut être une voie sans issue : à la fois elle paralyse et empêche d’écrire avant l’écriture et, dans l’exercice de l’écriture, elle entretient l’illusion du livre parfait, définitif. Ces deux injonctions contradictoires (double bind), je l’avoue me fascinent et me terrorisent. Je ne sais où avoir lu que Juan Rulfo, alors que son livre Llano en flammes était déjà publié, continuait à corriger son texte. Il ne s’agit pas là d’un snobisme ou d’une lubie, mais d’une obsession constitutive du statut même d’écrivain sérieux. Lorsque Rulfo remplace un « il fut effrayé » par un « il fut épouvanté », il ne s’agit pas d’un « détail » mais d’une attention obsessivo-compulsive pour atteindre la cohérence textuelle ; la distinction non triviale entre ces deux vocables nous permet d’entrevoir le laborieux chemin au cours duquel le fond découvre sa forme. Être écrivain, ce n’est donc pas seulement aligner des mots. Écrire n’est possible que si l’on a un tempérament « obsessionnel-compulsif » : il s’agit de livrer un combat acharné contre une matière, le langage, qui résiste obstinément à la forme qu’on veut lui donner. Deux dénouements possibles : ou l’on domine le langage, ou l’on est dominé par lui ; ou l’on parvient à communiquer pleinement, ou l’acte de communication s’enlise, échoue.

Cet idéal de perfection peut conduire certains à renoncer à l’élaboration d’une œuvre. Et pourtant, cette bataille contre le langage, il l’ont emportée, comme en témoigne un ou deux livres exigeants. Il suffit d’avoir connu quelques instants privilégiés, à savoir ces moments magiques où le texte, la phrase réagit sur lui-même pour acquérir une force, une élégance soudainement offertes. Cette sorte de transfiguration, de jubilation éprouvée après avoir réussi (ou cru réussir) une composition est indicible, trop intime pour être communicable avec des mots. De cette curieuse incursion du bergsonisme en action dans la vie intérieure (qu’elle soit intellectuelle, esthétique ou spirituelle), Jean Grenier a fort bien parlé. Malgré cela le bartlebysme l’emporte : chez les « célibataires de l’art » il n’y a pas de demi-mesure, comme avec le sublime, on ne transige pas.

Lorsqu’on est un animal à mots, on partage l’affirmation de Proust disant que, pour lui, le but ultime du monde est d’être converti en une belle phrase. On peut changer l’adjectif par un autre, mais l’idée demeure. Pour ma part, elle m’oriente et me suffit. Je sais que ma façon d’être au monde est et continuera d’être, dans une bonne mesure, littéraire. C’est l’ossature du caractère ; quelque chose qui ne se laisse pas rompre. Avec ou sans livre publié. Qu’y a-t-il finalement de si scandaleux à être un écrivain sans œuvre ? Et pourquoi cet acharnement éditorial, cette pulsion publivore ? Ce « moi aussi ! », « moi aussi ! » des écrivants comme disait Barthes a quelque chose d’enfantin, pour ne pas dire dérisoire. Ils ont joué avec les mots comme avec de la pâte à modeler, ils ont capté un reflet de l’immensité du monde – et alors ? Comme la photographie, la littérature est devenue bien moins qu’un « art moyen », elle s’est abâtardie, prosaïsée dans l’encombrement de sa pratique (« cancer langagier » pourrait-on dire en paraphrasant Olivier Rey) et de son extraordinaire diffusion. Pourquoi vouloir ajouter son grain de sable à des millions d’autres ? Un cruel regard de surplomb nous montre qu’un grain de sable ne se différencie guère d’un autre et que cette ressemblance n’est que le fruit d’un jeu mimétique profondément égalisateur, impitoyablement générateur d’anomie, d’uniformisation. Vain en partie car il n’est pas dit qu’une pépite…  

L’écriture est du temps volé à la vie – c’est un truisme de dire cela mais c’est le propre des évidences que personne ne les voit… Un livre comme Le Savon de Francis Ponge publié par Gallimard en 1967 est le résultat de vingt-cinq années de lutte avec le langage pour cerner un thème qui obsédait le poète depuis 1942 et qui fidèle à sa nature savonneuse avait réussi pendant un demi-siècle à lui échapper. Livre, non seulement empli de poésie, mais qui s’avère être aussi une incomparable leçon d’écriture où la patience et la persévérance sont les vertus cardinales : les vérités littéraires (mais pas seulement) ne se révèlent que par étapes successives. Les intuitions peuvent être fulgurantes, justes, immédiates, mais le fait de les modeler, de leur donner leur forme optimum, est un processus. Et un processus qui doit être ardu et laborieux, dans lequel le temps, la patience, l’obstination, la rigueur ouvrent des portes par lesquelles entrent la contradiction, la nuance, le doute et qui sait ? la vérité. Reste à l’auteur opiniâtre à espérer l’aubaine d’un véritable lecteur dont Hugo von Hofmannsthal a donné le profil idéal – et forcément rare : « quelqu’un qui laisse opérer en lui l’influence de ses semblables sans continuellement en détruire l’impression, pour ne pas dire l’anéantir, par son inquiétude, sa vanité, son égoïsme intérieurs ».

Un livre comme Le Savon est aujourd’hui hautement improbable.
Il n’est pas trop tôt pour pouvoir répertorier, analyser les mutations d’ordre historique que l’écriture numérique a induites dans la littérature actuelle. Un fait majeur frappe : l’augmentation vertigineuse du volume annuel de mots que peut « traiter » un écrivain. Le progrès en termes quantitatifs est gigantesque ! Efficacité, rythme de production, rentabilité sont désormais des impératifs présents dans la tête de l’écrivain puisque que la culture n’est plus qu’une excroissance du marché. De fait, le « couper-coller » comme option bien plus facile, bien plus rentable et donc plus impatiente du réécrire engendre des livres faits à la va-vite, des livres publiés avant que leurs différentes parties n’aient mûri et trouvé leur agencement définitif. Parce que pour leurs auteurs, il s’avère substantiellement plus intéressant de publier que d’écrire. Tant et tant de livres sont donnés prématurément à l’impression qui transiteront plus vite de la table des nouveautés à… la benne du pilon.

Un ami vient d’écrire coup sur coup, en moins d’une année deux livres ambitieux sur la peinture. L’ensemble n’est pas sans mérites, l’intention et la réflexion ne manquent pas de hauteur, mais cela suffit-il ? La hâte, le manque de maturation, de rumination nécessaires pour démêler l’écheveau des temps disjoints que recèle l’image disqualifient, décrédibilisent la réalisation. Le style est bâclé, la volonté démonstrative se perd dans le martèlement de mécaniques répétitions, on enfonce le clou théorique en psalmodiant d’un chapitre à l’autre quelques concepts fétiches empruntés à tel ou tel, et pour asseoir son autorité sur le sujet l’auteur se gargarise sur un ton professoral d’élans pontifiants au mieux, grandiloquents au pire. Un texte lisse, fermé sur lui-même, ronronnant sa dogmatique comme un mécanisme bien huilé, où l’assertion est arrogante, sans aucune fissure, fêlure, accident où puisse se loger la nuance, la perplexité, l’objection, le débat. Le résultat est affligeant. Une approche vivante de l’art, de la génialité sensuelle, est tout autre chose qu’une somme d’idées abstraites. Le livre se termine hâtivement, sans conclusion, le lecteur laissé en plan, comme si la plume, fatiguée donc pressée d’en finir, avait filé à l’anglaise, pressée, soulagée (?) de s’en remettre au sacro-saint éditeur, à moins que le navire partant à la dérive, l’imminence du naufrage n’ait été pressentie…
L’éditeur imprime sans avoir relu ni fait relire, cautionnant coquilles et approximations, validant un plan boiteux ; pressé lui aussi mais par d’autres impératifs : techniques, commerciaux, bancaires, concurrentiels – il lui faut maintenir sa face et sa place dans la course générale… Tout ce monde emporté dans une fuite en avant, folle, absurde : à quoi bon des livres sans lecteurs ? Des milliers de livres telles des bouteilles jetées à la mer cherchent désespérément un havre. Folios immanquablement promis au pilon qui, lui, fait son œuvre placidement, sans impatience. Entre-temps, l’opuscule aura scintillé quatre ou cinq fois, médiocrement encensé sur le Net par quatre ou cinq collègues universitaires de second rang, eux-mêmes en attente de reconnaissance – il faut bien se serrer les coudes, renvoyer les ascenseurs, se remonter le moral les uns les autres… « Après tout nous sommes les derniers à porter le Sens ! » disent-ils en clignant les yeux.
Autant en porte le vent.

Si vous pensez que j’ai révélé des secrets, je vous fais mes excuses. Si vous pensez que tout cela n’est qu’un tissu d’absurdités, prenez-y plaisir. Drugpa Künleg (1455-1570)

Illustrations : (en médaillon) Photographie origine inconnue / (dans le billet) « La conversation dans l’atelier » (détail) d’André Derain, Donation Martine et Léon Cligman, Abbaye de Fontevraud, photographie ©LeLorgnonmélancolique.

Prochain billet le 6 janvier.

  1. Broise says:

    Mais tout cela est tellement juste! On ne sait pas si l’on doit se réjouir de lire ainsi ce que l’on pense si exactement mis en mots par quelqu’un d’autre ou si l’on doit se désespérer de voir de nouveau se confirmer ce triste état des choses que l’on sait déjà. Ceci dit je suis assez enclin à profondément me réjouir qu’il y ait des écrivains pour lesquels le langage soit, comme vous le dites, « une fin en soi » et qu’il y ait des lecteurs qui parfois les rencontrent, et, je paraphrase cette belle citation, laissent opérer en eux leurs influences sans continuellement en détruire l’impression, pour ne pas dire l’anéantir, par leur inquiétude, leur vanité, leur égoïsme intérieurs. Oui, cette sorte de miracle là, se réjouir de l’échange et de l’autre !

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Patrick Corneau