Patrick Corneau

Le mois d’août est propice à rompre avec les habitudes, les attachements de toutes sortes, un air de liberté vous pousse à gambader, batifoler hors des ornières de la routine. Ainsi ai-je décidé de faire quelques lectures toujours ajournées : lire les admirables portraits épars dans l’œuvre immense de ce puits de culture que fut André Suarès et que Michel Drouin avait regroupés en deux volumes chez Gallimard : Âmes et Visages (de Joinville à Sade, 1989) et Portraits et Préférences (de Benjamin Constant à Arthur Rimbaud, 1991).
J’en extrait le début du texte consacré à J.-J. Rousseau indicatif du magnifique et redoutable pouvoir de résurrection que sut porter cet enchanteur par la grâce de son style éblouissant sur de grandes figures de la littérature souvent ternies par le discours scolaire.

Vieilli avant l’âge, sombre et naïf, méfiant et crédule, douloureux surtout, je le vois dans son costume arménien, sur un chemin fleuri, à l’entrée d’un village. Les enfants se moquent de lui, et les passants haussent les épaules. Il porte le caftan et la robe noire, avec une ceinture. Sur sa tête ronde et forte, il a le bonnet persan ; la coiffe fourrée et pointue du derviche affaisse encore le front triste, sous les cheveux noirs, çà et là frangés d’argent, et donne un air de nécromant au visage taciturne. Il a répudié la perruque et la poudre. Il est bizarre et craintif, bourru et doux. Je vois son teint brun, sa figure pleine et grêlée, sa peau tannée par les voyages à pied, et cuite par les nuits à la belle étoile. Et ces grands yeux noirs, pleins de feu, luisent aux aguets, dans les créneaux des orbites, si vifs, si ardents, toujours mobiles, toujours inquiets, comme ceux de la bête prise au gîte, et qui auraient pu être si gais.

Il sent un peu l’urine, les sondes et la prostate. Il a l’aigre odeur du pauvre et de l’apothicaire ; il fleure l’onguent du frère Côme et la queue de cerise. Il a les mains populaires, larges et brunies. Nulle élégance ; beaucoup d’abandon, quand il est seul, et un brusque retrait, dès qu’on l’approche. Il est un peu court. Il a le dos large. Il marche d’un pas embarrassé et infatigable. Il va et vient, affairé et lourd, nerveux et lent. Puis, il s’arrête, et se perd dans une réflexion profonde, d’où il s’éveille en sursaut, tout effaré, jetant des regards douloureux et rapides, de tous côtés.

Il a la voix forte et claire des êtres passionnés, qui succombent, sans jamais être vieux, à l’immense vieillesse de l’infortune. Et pas une femme, tout de même, n’a plus d’enfance que lui dans les sanglots.

Il pleure à flots, et sans contrainte. Il boit fort ses larmes. Il les laisse couler, jusqu’à ce que le sel lui cuise aux lèvres, et lui fasse faire la grimace. Et sa voix est encore plus chantante, quand, levant les yeux au ciel, il murmure quelque oraison désespérée, cherchant là-haut du secours contre le destin et contre les hommes. Enfin, il se gourmande, et pour sécher ses pleurs, il se met les poings aux yeux. Il gronde contre lui-même, il se prend à partie. Il rajuste son bonnet fourré qui branle, et une douceur se répand sur toute sa face, comme pour répéter cent fois : « pourtant, pourtant ! » et : « tout de même ! » Il finit par rire bonnement ; et plus paisible, sa voix traîne un peu sur les mots; il a l’accent de Saint-Gervais, où l’on ne parle pas le chinois ni l’arabe, mais le français, comme à Metz, je vous prie, ou comme à Strasbourg, ceux qui le parlent : en tout cas, mieux qu’à Nîmes.

C’est Jean-Jacques, nom populaire qui dit tout.

« De Jean-Jacques », publié dans la « Chronique de Caërdal », La N.R.F. du 1er juin 1912 – repris dans Portraits (Éditions de la N.R.F., 1914).

L’intégralité de ce portrait prodigieux d’intelligence littéraire et poétique ICI.

Illustrations : (en médaillon) portrait de J.-J. Rousseau par Allan RAMSAY (1713 – 1784) © National Galleries of Scotland, Scottish National Gallery Photographic Department / Éditions Gallimard.

Prochain billet en septembre sauf exception.

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Patrick Corneau