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Sous le ciel de Paris – conte philosophique (III)

Patrick Corneau

Tous les samedis soirs, elle revient s’asseoir à la même table d’un bar rouge et secret du quartier de la Muette, à la table même où, deux ans plus tôt, il l’a amenée, l’a regardée, l’a forcée à lui avouer qu’elle l’aime. Tous les samedis soir, elle entre vers dix heures, habillée, maquillée de la même façon, et seulement un peu plus pâle chaque semaine, un peu plus maigre. Elle commande deux bières et boit tour à tour dans chaque verre. Immobile, la tête droite, elle regarde, au-delà du comptoir où se tient un garçon aux joues bleuâtres, au-delà de la caissière aux yeux rapprochés, haineux, au-delà d’un écran de télévision bloqué sur Equidia la chaîne hippique. Tous les soirs, depuis deux ans, une casaque a une tête d’avance sur une autre casaque — au-delà de cette scène figée elle regarde son souvenir, son rêve, son soir à elle. Son grand front blême, ses yeux et son bec d’oiseau de nuit sous la lune se découpent dans la lumière blanche. On ne la voit pas respirer ; on ne voit pas bouger ses cils ; ses mains ne se déplacent que pour ouvrir et refermer son sac. Jamais elle ne regarde cette porte qui ne s’ouvrira plus pour elle.

Elle ne le connaissait que depuis huit jours.
Elle ne savait rien de lui. « Je suis venu dans ce bar il y a très longtemps. On a tout changé. Ce n’est plus le même propriétaire. Je ne reconnais plus rien. »
— Pourquoi m’avez-vous remarquée ?
— La tristesse vous va si bien !
— Parlez-moi de vous, dit-elle. Et sa main s’avança vers la sienne, se retint au bord de la table, saisit le verre de bière. « Parlez-moi de vous… »

Chaque fois, elle revoit cet instant-là avec une précision cruelle, son cœur s’arrête, un muscle tressaille quelque part dans son ventre mais rien ne la trahit sur son visage glacé. Elle revoit les lèvres de cet homme s’ouvrir, l’éclair de ses dents, ses yeux lointains se fendre, avec cette espèce de tristesse ironique, cet air de se moquer de tout :
— Ça vous intéresse ?
Elle n’avait rien répondu mais le regardait, pauvre créature fascinée. A la fin des questions il y a le point d’interrogation, qui ressemble à un hameçon ; elle avait peur qu’il n’en sentît soudain la piqûre, qu’il se sentit ferré.
— Je n’ai rien à dire. Rien d’intéressant ne m’est jamais arrivé. Je ne suis pas un roman.
Tout à coup il avait plongé son regard dans le sien, le buste un peu penché, les mains au-dessus de la table, comme prêt à se jeter sur elle. « Christiane, dit-il, est-ce que vous m’aimeriez ? » Silencieuse, elle le regardait toujours, elle ne respirait plus. « Il faut que je sache. M’aimez-vous ? Dites-moi, dites-moi si vous m’aimez ! » Elle ne vit même pas la porte du bar s’ouvrir, une femme à moitié ivre entrer en chancelant, tendre les bras vers eux, criant : « Francis ! Francis ! »
« Oui, dit-elle, les dents serrées, l’œil chargé d’une sorte de haine, oui je vous aime. »
Alors il éclata d’un rire de jouissance mauvaise, se leva, jeta un billet sur la table.
— Francis, dit-elle, où allez-vous ?
— Francis ! criait la femme ivre. Je savais que je te retrouverais…
Il avait repoussé la femme des deux mains qui s’affala sur un tabouret le long du bar. Un verre tomba comme la porte se refermait.

— Alors, Christiane, dit le patron ; il n’est pas encore revenu ?
— Mais non. Je ne sais pas ce qu’il fait. Je l’attends d’une minute à l’autre.
— Pour moi, il est déjà en train de vous attendre chez vous. Tiens ! la semaine dernière vous avez oublié votre livre, vous savez le bouquin de Lenoir sur le bonheur…
Et, se retournant, le gros homme au visage rougeaud fait un clin d’œil à la caissière.
Soudain, elle enfile sa veste, attrape son sac, gagne la porte. La main sur la poignée, elle tourne la tête en arrière : « Ecoutez. S’il revient… Dites-lui que je ne veux plus le revoir. Jamais, jamais ! »
— C’est entendu. Comme d’habitude.

(à suivre)

Illustration : photographie ©LeLorgnonmélancolique.

Prochain billet le 7 juillet.

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Patrick Corneau