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Sous le ciel de Paris – conte philosophique (IV)

Patrick Corneau

Le métro filait à travers le XVIe arrondissement plein de nounous accrochées à leurs voitures d’enfant, de Parisiens bien mis, la plupart assez déplaisants : jeunes bourgeoises pincées à serre-tête, dames au visage luisant et aux gestes raides, hommes un peu rassis à la mine renfrognée. Mais dans un coin, sur une banquette, un couple d’amoureux faisait comme une tache claire. La fille surtout ; non qu’elle fût jolie, — c’était plus rare : son visage, maigre, s’éclairait de passion, et chacun de ses gestes avait une vivacité touchante. Son copain était plus petit, moins âgé, terne, mais les traits assez fins. On devinait entre eux des gaucheries, des surprises : les mille liens récents de cette heure unique à laquelle les corps et les cœurs reconnaissent qu’ils étaient destinés. Mais ces liens, on les voyait si ostensiblement au milieu du public figé et si conventionnel des beaux quartiers qu’ils détonnaient, causaient presque une gêne, une offense. Les amoureux s’en rendaient compte ; ils se sentaient dévisagés, épiés, exclus du groupe. Le garçon s’assombrit ; il se tourna vers la vitre et ne parla plus à la fille. Mais celle-ci souriait ; elle regardait avec cordialité ses voisins ; elle leur tendait sa sympathie. Tant de bonne volonté, de grâce confiante sur ce visage trop maladroitement maquillé…

Près d’eux, sur un siège quelqu’un avait laissé un livre de poche : Du Bonheur, un voyage philosophique ; déjà la fille l’avait ramassé, le feuilletait avec bonne humeur. Par son geste vif pour tourner les pages, elle semblait s’excuser, pour son copain et pour elle, de paraître différents des autres, dire à ces gens si « normaux » qu’au fond tous deux leur ressemblaient ; leur demander, en quelque sorte, la permission d’être heureux.

(à suivre)

Illustration : photographie ©LeLorgnonmélancolique.

Prochain billet le 9 juillet.

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Patrick Corneau