Patrick Corneau

Est-ce une certaine forme d’ennui qui pousse à la sérendipité ? Laquelle peut s’avérer parfois heureuse ? Toujours est-il que les hasards de l’errance numérique (tout de même légèrement polarisée…) m’ont fait tomber sur un livre et un auteur bien oublié aujourd’hui : Émile Deschanel.
J’avais déjà rencontré ce grave personnage à barbe et lavallière en étudiant la vie de Sainte-Beuve. Professeur, écrivain et homme politique français, Émile Deschanel (1819-1904) côtoya Charles Baudelaire au lycée Louis-le-Grand avant d’y enseigner lui-même et de devenir un éminent professeur à Normale Sup’ puis au Collège de France. Ses idées socialistes (ou plutôt socialisantes car il était de centre-gauche) lui valurent quelques déboires avec Louis Napoléon Bonaparte. Il fut contraint à l’exil sept années en Belgique avant de revenir en grâce en 1859 avec l’amnistie générale, retour qui lui permit de tenter la députation puis le sénat avant de rater l’Académie française où il s’effaça devant son fils Paul (président de la république en 1920). Consolation : une rue du
7e arrondissement de Paris, près du Champ-de-Mars, porte son nom.

C’est en furetant dans ses œuvres littéraires (ou d’histoire littéraire) et notamment son Pascal, La Rochefoucauld, Bossuet (1888) au style compassé certes, mais pas inintéressant car nourri d’une érudition* aussi vaste et touffue qu’inégalement pertinente que j’ai trouvé ce trait à propos d’une des maîtresses de La Rochefoucauld :

« A vingt-trois ans, belle et charmante, la princesse Anne-Geneviève de Bourbon-Coudé avait été mariée au duc de Longueville qui en avait quarante-sept, et qui continuait ses relations avec son ancienne maîtresse, la duchesse de Montbazon. La jeune femme se laissa consoler, d’abord par Coligny, et puis par Miossens, enfin par La Rochefoucauld. Elle était aussi folle que lui et aussi brillante, et rêvait comme lui un rôle dans l’État. L’amant et la maîtresse étaient faits l’un pour l’autre. Mais, quand la Fronde fut vaincue, le découragement la prit comme lui. Elle avait trente-quatre ans, lui quarante et un ; elle se détacha de lui, et s’attacha au duc de Nemours. Ensuite, tournant à la dévotion, elle se retira en Normandie, près de son vieux mari, pour faire pénitence, et tomba dans un ennui profond. En vain essayait-on parfois de l’en tirer et de la divertir.

« Mon Dieu ! madame, lui disait une de ses femmes, l’ennui vous ronge ; ne voudriez-vous pas quelque amusement ? Il y a de belles forêts et des chiens, voudriez-vous chasser ?
Je n’aime pas la chasse.
– Voudriez-vous de l’ouvrage ?
Je n’aime pas l’ouvrage.
– Voudriez-vous promener ?
Je n’aime pas la promenade.
– Ou jouer à quelque jeu ? 
Je n’aime point à jouer.
– Que souhaiteriez-vous donc pour vous divertir ? 
Hélas que voulez-vous que je vous dise ? je n’aime pas les plaisirs innocents. »

Ce « je n’aime pas les plaisirs innocents » est absolument ravissant de la part de celle qui, après avoir entraîné le pauvre La Rochefoucauld dans les confuses et périlleuses tribulations de la Fronde, s’apprêtait à se retirer du monde, alternativement aux Carmélites et à Port-Royal. Deschanel ajoute que le cardinal de Retz en avait donné un portrait qui, dit-il, « n’est pas moins étincelant » : « Madame de Longueville a naturellement bien du fonds d’esprit, mais elle en a encore plus le fin et le tour. Sa capacité, qui n’a pas été aidée par sa paresse, n’est pas allée jusqu’aux affaires, dans lesquelles la haine contre Monsieur le Prince (son frère) l’a portée, et dans lesquelles la galanterie l’a maintenue. Elle avait une langueur dans les manières, qui touchait plus que le brillant de celles mêmes qui étaient plus belles. Elle en avait une même dans l’esprit, qui avait ses charmes, parce qu’elle avait des réveils lumineux et surprenants. Elle eût eu peu de défauts, si la galanterie ne lui en eût donné beaucoup. Comme sa passion l’obligeait à ne mettre la politique qu’en second dans sa conduite, d’héroïne d’un grand parti elle en devint l’aventurière. La Grâce a rétabli ce que le monde ne lui pouvait rendre. »

Et l’imperturbable Deschanel de continuer sa vie de La Rochefoucauld en évoquant, avant d’aborder l’incontournable madame de Lafayette, la marquise de Sablé « qui tenait école de cuisine et de drogueries fines » et réalisait de délicieuses confitures qui avaient l’heur d’adoucir l’humeur et de tempérer la misanthropie du sévère moraliste… Selon Deschanel : « Confitures et théologie, marmelade et philosophie, vers, prose, madrigaux, portraits, sentences et maximes morales, on faisait de tout chez la marquise de Sablé. » Ce qui n’empêcherait pas tout ce petit monde bien né de la place Royale – c’était alors le quartier à la mode – de se retirer dans les ascétiques et humides cellules de Port-Royal quand viendrait l’heure des fatidiques additions existentielles et spirituelles.

Et puis l’on tombe sur des mentions comme : « Le premier recueil des Maximes lui ( c’est-à-dire madame de La Fayette) fut communiqué par madame de Sablé, c’était en 1663 ; madame de La Fayette n’avait encore fait qu’entrevoir le duc, et il ne s’était révélé qu’en mangeant du potage prodigieusement, comme Louis XIV. » Une note nous explique que « le roi commençait toujours son dîner par quatre grandes assiettes de potages différents ». 

Donc confitures, potages… et sentences. On peut être moraliste et n’en être pas moins homme… et notre professeur de terminer sa Première leçon par cette conclusion indépassablement lénifiante : « Les Maximes, tout en étant un divin régal littéraire, nous attristent souvent par leur scepticisme ou par leur clairvoyance implacable, au lieu que La Princesse de Clèves nous relève et nous réchauffe le cœur. Mais, dans l’un comme dans l’autre ouvrage, la force avec la légèreté, la concision lumineuse, le tour aisé de la conversation du monde et de la Cour, les bonnes habitudes du langage, aujourd’hui perdues, sont un charme toujours nouveau. »

Lire Émile Deschanel c’est se livrer au plaisir un peu coupable de regarder l’histoire littéraire par le petit trou de l’anecdote piquante ou pittoresque** (qui, occasionnellement, peut révéler des profondeurs), c’est un peu comme de passer une « soirée télé » avec Stéphane Bern et sa fameuse torche fouillant les Secrets d’histoire entre approximations et simplifications (voire naïvetés) plutôt que de se plonger dans un solide Lucien Febvre ou un imposant Fernand Braudel.

D’après Tallemant des Réaux, Louis XIII prenait de temps à autre un courtisan et lui disait : « Mettons-nous à cette fenêtre, puis ennuyons-nous. »
Que ne fait-on pas quand les papillons noirs de la mélancolie s’invitent en nous ?

* Trou noir de la conscience universitaire aujourd’hui où tant d’écrivains d’un passé relativement récent sont en train de devenir sous nos yeux des mondes disparus. Sainte-Beuve (déjà !) s’était alarmé et voulu l’indicateur, le restaurateur de ces continents engloutis.
** Par comparaison, nous paraît immense le savoir historique et la culture littéraire de l’esprit exercé et attentif c’est-à-dire authentiquement critique qu’était Sainte-Beuve.

Illustrations : Portrait d’Émile Deschanel par Nadar.

Prochain billet le 14 février.

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Patrick Corneau