Patrick Corneau

Pendant que les scientifiques travaillent à mettre au point le vaccin contre le Covid-19, que la course entre les laboratoires s’intensifie pour décrocher le superjackpot, le monde des idées ne reste pas atone. Lui aussi s’attache, à sa manière, à produire des antidotes mentaux à la crise multiforme qui nous frappe – avec même une certaine surenchère. Depuis le choc du confinement du printemps – et pour de nombreux mois encore si on en juge par les annonces des éditeurs -, philosophes, sociologues, anthropologues, économistes tentent de dégager ce que nous apprend cette crise inédite.
Dire que les intellectuels n’ont pas été pris par surprise serait mentir. Preuve en est les 560 pages de Tracts de crise (Gallimard) rassemblant les textes d’une soixantaine d’auteurs ayant phosphoré durant le premier confinement pour témoigner des bouleversements provoqués par ce séisme. Parmi cet aréopage de têtes pensantes, quelques philosophes. Pas inintéressants certes, mais qui n’offrent pas la puissance de surplomb, si je puis dire, de Jean-Luc Nancy avec Un trop humain virus chez Bayard Culture. 

Un tout petit livre dans lequel le grand philosophe français opère une synthèse puissante et salutaire sur la crise sanitaire mais avec prudence et humilité, et surtout sans fards illusoires… Pourquoi ? Parce qu’à l’attente d’une sortie de crise par la pensée, Jean-Luc Nancy a le scrupule d’en rabattre sur les prétentions de la philosophie. Selon lui, la philosophie n’a jamais été un « art de la sagesse » même si elle peut y inciter face aux difficultés de la vie ou aux apories de la mort. Non, la philosophie dit-il, « est la reconnaissance du fait qu’il ne peut pas y avoir de connaissance ni de reconnaissance de cette échappée — et qu’en même temps c’est à elle ou par elle que nous sommes vraiment destinés, je veux dire constitués en tant qu’humains et animaux parlants. Cette destination ne fait pas un destin au sens fataliste du mot mais un envoi, une lancée ou une poussée. Rien à ne chercher derrière ni devant cet envoi. L’homme est l’animal aventuré, l’animal risqué. » Et Jean-Luc Nancy de rappeler que Jacques Derrida parlait de « destinerrance » : soit « une destination à errer. Errer n’est pas s’égarer — qui suppose qu’on a quitté des voies tracées. Ce n’est pas faire fausse route, c’est parcourir un espace sans routes ni repères. Ni ceux d’une croyance, ni ceux d’une sage expérience. C’est au contraire l’expérience d’être expédié non seulement à l’inconnu mais à l’inconnaissable. » 
Cette précision principielle plus que méthodologique est importante si l’on veut comprendre la singularité de l’approche de Jean-Luc Nancy dans son exemplaire probité. 

Mais revenons au livre, à sa genèse et à ce qu’il propose. 
Si la pandémie a provoqué immédiatement une prolifération proprement virale de discours – ce qui fut moqué à juste titre – on a vu dans la population beaucoup de comportements à fleur de peau, très réactifs-affectifs, souvent infantiles – voire pulsionnels régressifs comme disent les psychanalystes – notamment sur le sujet sensible des restrictions à la liberté de réunion et de déplacement. Certes, c’est difficile mais il faut mettre à distance ce dard émotionnel qui nous taraude. Il n’est pas trivial alors d’entendre quelques voix « autorisées » réfléchir posément, avec calme dans l’urgence de l’inquiétude exprimée et face à la soudaine perte de repères. Aussi, à l’initiative de Suzanne Doppelt, les Éditions Bayard ont-elles rassemblé ces textes de Jean-Luc Nancy de provenances diverses : interventions sur YouTube, à la RAI, articles pour des revues et journaux (Libération, Le Monde), conférences à l’université, entretiens.

Un rapide diagnostic offre quelques évidences que Jean-Luc Nancy pointe d’emblée : « Le virus révèle à lui-même un monde qui depuis déjà longtemps ressent les troubles d’une mutation profonde. Ce n’est pas seulement l’organisation des dominations qui est en jeu, c’est un organisme entier qui se sent malade, c’est une assurance obstinée dans la croyance au progrès et dans l’impunité de la prédation qui est mise en cause — sans que se présente pourtant aucune conviction nouvelle dans la possibilité d’habiter humainement le monde. » 
L’homme non seulement n’habite plus poétiquement le monde selon le vœu de Hölderlin, mais même plus humainement : « l’homme se perd dans l’abondance de ses conquêtes et de leurs conséquences : la destruction, la misère et l’égarement. » 
La pandémie de la Covid-19 n’est donc que le symptôme d’une maladie plus grave, qui atteint l’humanité dans sa respiration essentielle, dans sa capacité à parler et à penser au-delà de l’information et du calcul. Pour Jean-Luc Nancy « il est possible que le symptôme rende nécessaire d’agir sur la pathologie profonde et qu’on doive se mettre en quête d’un vaccin contre la réussite et la domination de l’autodestruction. Il est possible aussi qu’à ce symptôme en succèdent d’autres jusqu’à l’inflammation et l’extinction des organes vitaux. Cela signifierait que la vie humaine, comme toute vie, touche à son terme. » 

Constat impitoyable et glaçant mais prévisible : « La crise sanitaire d’aujourd’hui ne vient pas par hasard après plus d’un siècle de désastres accumulés. Elle est une figure particulièrement expressive — bien que moins féroce ou cruelle que beaucoup d’autres — du retournement de notre histoire. Le progrès révèle une capacité de malfaisance depuis longtemps soupçonnée mais désormais avérée. Les avertissements de Freud, Heidegger, Gunther Anders, Jacques Ellul et de bien d’autres sont restés lettre morte, de même que tout ce qui a été travaillé pour déconstruire la suffisance du sujet, de la volonté, de l’humanisme. Mais aujourd’hui force est de reconnaître que l’homme fait le mal de l’humain et qu’il ne faut pas s’étonner si un philosophe peut écrire : Le Mal est le fait premier, comme le fait Mehdi Belhaj Kacem. »
Le Mal, on n’aura de cesse de le dire est ce diable très vieux qui a fourni le moteur de l’histoire du monde moderne, configurant et modelant l’humanité pour la prédation illimitée des ressources au nom d’un progressisme conquérant, aveuglé par sa propre húbris. 

Cet élan s’est retourné sur lui-même comme un gant : la technoscience a décomposé nature et surnature. Marx disait que le monde de son temps était « sans esprit ». Que n’eût-il dit du nôtre où l’on voit les options les plus extrêmes, les plus aberrantes s’exprimer à travers notamment les néo-viralistes, cibles désignées de Jean-Luc Nancy : selon eux « une sage disposition naturelle permet de liquider les virus en liquidant les inutiles et malheureux vieillards. Pour un peu, on nous dirait que ça pourrait bien fortifier l’espèce. Et c’est cela qui est intellectuellement malhonnête et politiquement autant que moralement douteux. Car si le problème se loge dans notre technoscience et dans ses conditions socio-économiques de pratique, alors le problème est ailleurs. Il est dans la conception même de la société, de ses finalités et de ses enjeux. » 
L’ensemble des crises dans lesquelles nous sommes pris — et dont la pandémie de Covid-19 n’est qu’un effet mineur par rapport à bien d’autres — procède de l’extension illimitée du libre usage de toutes les forces disponibles, naturelles et humaines, en vue d’une production qui n’a plus d’autre finalité qu’elle-même et sa propre puissance. Le virus « vient à point nous signaler qu’il y a des limites. Mais les néo-viralistes sont trop sourds pour l’entendre : ils ne perçoivent que le bruit des moteurs et les crépitements des réseaux. Aussi sont-ils arrogants, pleins de suffisance et incapables du minimum de simple modestie qui s’impose lorsque la réalité se montre complexe et rétive. » Pour Jean-Luc Nancy le néo-viralisme comme le corona-scepticisme sort du ressentiment* et mène au ressentiment : « il veut se venger des timides amorces de solidarité et d’exigences sociales qui se manifestent sur des modes nouveaux. Il veut arrêter dans l’œuf toute velléité de changer ce monde auto-infecté. Il veut qu’on ne menace rien de la libre entreprise et du libre-échange, y compris avec les virus. Il veut que ça continue à tourner en rond et à s’enfoncer dans le nihilisme et dans la barbarie que masquent si mal ces prétendues libertés. »

La catastrophe de la pandémie est là, et les croyances sont mises à mal. Nous ne savons à quoi nous raccrocher, à quoi nous vouer. Les comportements restent inchangés : les humains choisissent le présent contre l’avenir. Choix désespéré souligne Jean-Luc Nancy car « il rend manifeste une impossibilité d’espérer, c’est-à-dire de croire à un avenir autre que la reconduction du présent et de ses modalités. »
L’inconnu, l’incertitude, l’instabilité, l’insécurité que produit le virus constituent des dérèglements qui affectent les organismes non seulement individuels, mais aussi sociaux, économiques, politiques et internationaux conclut le philosophe, « nous mettant radicalement en demeure non pas de croire en ceci ou cela, mais d’oser prendre le risque de vivre en situation de non-savoir — ce qui ne veut pas dire renoncer à penser ni à connaître, mais le faire dans la conscience que si nous prenons en charge notre destin, nous ne pouvons en être totalement les maîtres, ni individuellement ni collectivement. Cette prise de risque passe par la disponibilité à l’inconnu qui vient. »

Oui, l’homme est bien « l’animal aventuré, l’animal risqué ». La nécessité étant au-dessus des sentiments, il faudra bien se ranger à cette mauvaise nouvelle, à cet implacable dysangile.

« Seul, le chapitre des bifurcations reste ouvert à l’espérance » disait Auguste Blanqui. 
Quand on voit tant de gens réclamer avec force insistance leurs anciens conforts, veiller si sourcilleusement sur le pré carré des « acquis », exiger un retour au statu quo ante et désirer se réfugier si frileusement dans le petit présent, le repli ressentimentiste ou la passivité attentiste, alors on est très loin du « chapitre des bifurcations », du courage qu’il suppose, et plus encore de la lueur d’espérance que serait un pacte avec l’Ouvert…
* Notion clé qui fait l’objet d’une analyse philosophique et psychanalytique dans l’ouvrage magistral de Cynthia Fleury Ci-gît l’amer (Gallimard) qui vient de paraître et dont je rendrai compte bientôt.

Un trop humain virus de Jean-Luc Nancy,  Bayard Editions, 2020. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : Jean-Luc Nancy ©Serena Campanini / Bayard Éditions.

Prochain billet le 29 novembre.

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Patrick Corneau