Patrick Corneau

Ouvrir un texte de Pascal Quignard qui ne soit pas un roman pose d’emblée au lecteur la question de sa lecture et de son usage. Quignard est de ces écrivains qui ne s’offrent « pas clé en main ». Rêver, réfléchir, apprendre ou est-ce tout autre chose que nous devons inventer ? Il arrive que nous hésitions sur la nature des énoncés proposés et que nous ne sachions pas comment les lire, selon quel code et quelle portée.
L’Homme aux trois lettres, le onzième volume de Dernier royaume, commencé il y a dix-huit ans avec Les Ombres errantes (et poursuivi notamment par Sur le jadis et L’Enfant d’Ingolstadt), n’échappe pas à cette interrogation. Interrogation d’autant plus forte, décisive qu’elle dépasse le cas de l’écriture de l’auteur puisque Pascal Quignard en fait le cœur même de la littérature considérée par lui comme « une proie insaisissable » à laquelle il aura consacré sa vie et dont l’énigme vient orienter et couronner cet ultime opus.

Point d’orgue « océanique » d’une œuvre déjà longue et dense, L’Homme aux trois lettres noue, brouillant les genres littéraires, les thèmes qui obsèdent une écriture toujours au plus près d’un silence dont elle scrute les moindres nuances. Ce dernier volume est composé comme les précédents de récits, anciens ou modernes, légendaires, populaires ou mythiques (vrais ou faux), d’aphorismes, de réflexions sur les langues anciennes, de réminiscences de mille et une lectures (Ovide, Benvéniste, Cicéron, Térée et Philomèle, Sénèque, Mallarmé, Kafka, Freud, Nietzsche, Quintilien, Goethe, et bien d’autres encore), de confidences parfois discrètement autobiographiques… Avec des contiguïtés ou connexions inattendues (un hommage à Benveniste côtoie une célébration des lettres A et Y), une passion érudite du détail insolite, incongru. Auquel s’ajoute tout un matériel de résidus indicibles et presque inconscients qui reviennent d’un passé que nous n’avons plus souvenir d’avoir vécu. Tout cela nourrit des pages fiévreuses, tendues, exaspérées, ressassantes parfois, revenant sans cesse sur un point obscur, enfoui au plus profond et qu’elles cherchent à exhumer. Cette extraction, cette mise au jour qui ne fait rien pour cacher la violence et les douleurs qui lui sont propres, s’expose de façon souvent déconcertante : travail sur le souvenir à la limite de la confession, exercices paradoxaux de formulations théoriques, érudition mélancolique de lettré, travail sur les langues par recours à l’étymologie, libres associations issues du rêve afin de faire surgir le sens de la mise en rapport insolite des mots…

Le caractère composite de cette « écriture sidérante » comme l’avait qualifiée Michel Deguy, parce qu’elle nous requiert, nous interpelle peut être l’occasion de revenir sur cette forme indécise, entre fiction et pensée, et de pointer quelques thèmes récurrents pour engager la lecture.
Le titre tout d’abord : L’Homme aux trois lettres. Une périphrase conjuratoire pour désigner celui qu’en latin on nomme fur (le voleur), en se gardant bien de jamais prononcer le mot. « L’homme aux trois lettres est le roi furtif — celui qui va et vient — à l’aide de sa langue silencieuse — celle qui s’écrit et se tait… »
Parmi les figures du voleur que décline L’Homme aux trois lettres, il y a d’abord le rêve, « Car le travail du rêve est le premier voleur. Le rêve vole les valeurs de la veille. Il dérobe les silhouettes de la nature, les saveurs, les êtres du passé, toutes les choses une à une qui manquent, que l’on espère, les tacts, les contacts, les jonctions, tous les caractères qui permettent d’identifier les formes désirables.
Étrange prédation-souche au cœur de la psyché des animaux et des humains.
Toute silhouette désirable vient à son revenir, au cours du sommeil. Chez les tigres. Chez les femmes. Chez les oiseaux. Chez les enfants. Chez les loups. Chez les hommes. »
Seconde figure : l’écrivain, disposant des mêmes mots qui, avant lui, furent à d’autres, et dont les phrases empruntent leurs images au monde, à la mémoire et surtout aux langues. Les langues donnent le ton et la cadence, ouvrent le monde, laissant à son orée, dans son avant, les interstices spectraux et désolés où grouille une vie à jamais perdue, qui nous fera rêvant, écrivant, aimant, blessés. Nostalgique d’un autre monde, Pascal Quignard ne cesse d’un texte à l’autre de convoquer ce Jadis que l’on n’aura jamais connu et ne connaîtra jamais au présent. Désolation sans consolation, arrachement sans espoir de retour qui hantent nos nuits, traversent nos jours, obsèdent nos désirs.
Enfin, il y a la confrérie silencieuse des lecteurs, s’escamotant eux-mêmes du groupe et du jeu social pour leur préférer la solitude, la nuit, « l’ascèse, le sacrifice, la modestie, la concentration, l’étude ». Il y a dans L’Homme aux trois lettres des pages magnifiques sur la lecture, sur le transport qui investit tout homme qui lit d’une incroyable et presque sacrale dignité : « Ce qui caractérise la société secrète de ceux qui lisent, c’est la solitude de chacun. C’est leur extrême singularité qui ne cesse de se faire plus singulière. C’est l’ascèse, le sacrifice, la modestie, la concentration, l’étude. C’est le silence, la dissimulation, l’anomie, l’ombre, la passion, l’insomnie. C’est une furtivité qui est en vérité, sans doute, féline. Ou du moins presque féline, peut-être un peu aviaire. La lecture est un vol sans bruit. Comme le vol magique des chouettes, dont les ailes ne se déploient que pour s’appuyer, sans le moindre bruit, sur l’air qui passe au-dessus de la terre et qui y rebondit. Prédation invisible. »

Pour ceux qui accompagnent cette odyssée intellectuelle commencée il y a trente ans avec les Petits traités, une chose est sûre : sous le vacarme des paroles, le vêtement des systèmes, le fatras des langues et des figures convoquées par Pascal Quignard, couve une soif jamais étanchée de silence, une passion sans cesse renaissante et inextinguible de solitude incrustée dans les chairs meurtries et mortelles de ceux à qui parler fut imparti, imposé au commencement même de leur vie terrestre. Le silence obsède l’œuvre de Pascal Quignard. C’est lui qui est à l’œuvre dans l’écriture, dans l’amour. « Le vestige de l’infantia dans l’homme : l’ancien régime de silence. Voilà ce qui vient s’ébrouer dans le chuchotage des amants comme dans l’intonation silencieuse propre à la littérature » écrivait-il déjà dans Vie secrète (1999). Chercher à le rejoindre, tout en sachant que cette coïncidence sera impossible (si ce n’est dans la mort, peut-être), hante celui qui écrit, qui aime, qui lit. Écrire, lire, aimer : « chanter le chant du silence ».

On a rarement de nos jours l’occasion de lire un écrivain aussi libre que Pascal Quignard. Non pas marginal, exilé, retiré mais à l’écart. Dans l’angle mort, au « point-repos » (still point) du monde comme dit T. S. Eliot. Là, loin du cirque médiatico-littéraire, il fait ce qu’il veut comme ça lui chante. Tantôt lumineux, tantôt obscur. Libre non comme un écrivain mais comme un lecteur qui écrit, souvent érudit certes, résolument conteur et poète plutôt que philosophe, Pascal Quignard nous transporte dans des lieux géométriques et temporels secrets. Là nous sommes « présents ailleurs » et nous pouvons, dans l’orbe ouverte, écouter « le chant du silence ».

L’Homme aux trois lettres de Pascal Quignard, éditions Grasset, 2020. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : photographie de Pascal Quignard © Éditions Grasset / Éditions Grasset.

Prochain billet le 25 septembre.

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Patrick Corneau