Patrick Corneau

Il y aurait beaucoup à dire sur celles et ceux qui vivent dans l’ombre du gran-t-écrivain ou du gran-t-artiste, ombres elles-mêmes mais agissantes, épousant avec abnégation leurs moindres mouvements, devançant même leurs désirs et surtout protégeant avec une implacabilité de cerbères leur intimité, leur privacité, leur solitude de créateurs. Je veux parler des bonnes, gouvernantes, dames de compagnie, hommes à tout faire, chauffeurs, factotum, butler, maître d’hôtel, secrétaire ; bref, petites et grandes mains secourables, corvéables, sacrificiellement dévouées à l’érection de la statue du grand homme. Avec une détermination silencieuse et inflexible, une probité parfois butée ou masochiste, une sagesse un peu fruste, ces humbles sont prêts à tout pour SERVIR. Et d’autant plus ignorés que ces « perles » (comme disent les patrons) sont indispensables, vitales pour quadriller, préserver la « zone de confort » de leur grand homme.

Mais quittons les généralités pour le détail, les singularités. Prenons Delacroix, Degas : soignés, surveillés pendant des décennies par leur gouvernante. Jenny, la Bretonne, pour Delacroix ; Zoé, de l’Oise, ancienne institutrice (« particulièrement instruite en mythologie », dira un jour, sa nièce), pour Degas. C’étaient les figures près d’eux qui avaient le plus de pouvoir. Les seules qui les accompagnèrent jusqu’à leur mort. Bourrues, tenaces dans leurs aversions. Sévères administratrices. Jalouses de leurs prérogatives. Jenny avait la permission d’écouter aux portes, de telle sorte que Delacroix n’avait pas besoin de raconter ses conversations. Elles dévisageaient les visiteurs, se complaisaient à refuser l’accès à tous ceux qu’elles estimaient être des importuns. Leurs maîtres étaient connus pour être des hommes difficiles. Jenny et Zoé ne voulurent pas être en reste, à leur façon. Toute femme était une ennemie — et les modèles attitrées venant poser étaient de petits animaux fâcheux, pour Zoé. Jenny empêcha l’accès de l’atelier à une maîtresse qui lui déplaisait, Mme Dalton.

Lorsqu’une fois Degas, peu avant de mourir, insistait pour donner un de ses croquis à la délicieuse Hortense Valpinçon (« Tu es une petite brioche », lui avait-il dit, en la dessinant), Zoé, qui écoutait tout en faisant semblant de nettoyer un verre, lui dit avec perfidie : « Prenez-le, Madame, il vous ressemble encore. » Degas racontait « ses difficultés avec Zoé, qui réclame des tabliers bleus parce que son maître achète des Ingres ». Valéry qui fréquentait la maison déclara que le veau et les macaronis cuits à l’eau qu’elle servait étaient « d’une rigoureuse insipidité ».
Zoé continua à assister Degas jusqu’aux dernières années de dévastation. Presque aveugle, elle lisait encore pour son maître presque aveugle. Bien longtemps avant, à un groupe d’amis (parmi lesquels Manet) qui s’étaient permis quelques questions insinuantes sur Degas et les femmes, celle qui avait précédé Zoé — et qui s’appelait Clotilde — avait eu le culot de répondre que son maître n’était pas un homme. Sur quel ton cette malheureuse déclaration a-t-elle pu être proférée ? Il est vrai que Degas, « homme difficile » s’il en est, était caparaçonné à l’égard des femmes dont il disait des horreurs qui faisaient le tour de Paris ; aucune des personnes qui le connaissaient n’a pu lui attribuer une liaison, même fugitive. Mais il ne convient pas d’insister sur ce qu’on pouvait entendre derrière les portes ou apercevoir par le trou des serrures.

Avec ces déclarations, on songe inévitablement à la Françoise de la Recherche et à certains de ses pronunciamientos oraculaires à propos du bœuf en gelée ou de certains amis du narrateur. Puisqu’il est question de Françoise, parlons de son supposé modèle, d’un tout autre gabarit que Jenny et Zoé : Céleste.
Céleste Albaret, c’est le témoin capital qui consacra huit années de sa vie, de 1914 à 1922, à celui qui s’était enfermé en reclus dans son œuvre. Monsieur Proust est un tyran épouvantable. Il faut attendre ses coups de sonnette pour se présenter à lui, vivre la nuit plutôt que le jour, l’attendre à 3 heures du matin en écoutant l’ascenseur (il n’a pas de clés sur lui), lui porter son café du matin à 6 heures de l’après-midi, bref vivre à l’envers des habitudes courantes. Un sacerdoce. Que fait-il dans sa chambre froide aux rideaux toujours fermés et placardée de liège pour éviter le bruit ? Il écrit, il écrit, il écrit. Eh bien, ce bourreau est adorable. Un petit geste de la main, un bout de papier avec une instruction pratique, un sourire, et Céleste plane, court, vole porter du courrier ou téléphoner. Elle rencontre parfois son mari, Odilon, toujours prêt, avec son taxi, à conduire Monsieur Proust vers ses soirées mondaines (dîner au Ritz) ou aventures nocturnes (l’hôtel Marigny maison de passe pour homosexuels). Ça dure parfois des heures, le taxi attend. Céleste a des mots incroyables : « Je me moquais bien de vivre dans la nuit. Quand il rentrait, on aurait dit toute la gaieté du jour qui se levait. » Et puis, surtout, il raconte sa soirée, il s’échauffe comme un enfant, improvise, se prépare à écrire : « Il se renvoyait la balle sur moi. »
Céleste s’occupe de tout jusqu’à l’épuisement, rentre ensuite dans un grand silence.

Lorsque à quatre-vingt deux ans, elle décida de livrer ses souvenirs avec la complicité de Georges Belmont, l’ouvrage Monsieur Proust fut accueilli par un torrent de gracieusetés : « Le livre de Céleste n’existe pas » (Le Monde) ; « Il est frappé de stérilité » (Le Figaro) ; « Rien que du bavardage » (Le Magazine littéraire) ; des « papotages domestiques » (L’Express). L’éditeur, Robert Laffont, outré, sortit de sa réserve et fulmina contre les critiques « à la mentalité de pion ». Le témoignage de Céleste est bouleversant de vérité : elle sent la moindre chose, elle est d’un dévouement et d’une pureté ahurissante ; cette paysanne inculte comprend beaucoup mieux que ceux ou celles qui comprennent mal. Elle a vu Proust comme personne ne le voyait, disposant de ressources de vérité qui indisposèrent les cuistres échafaudant des thèses avec leurs petites hypothèses intéressantes (ou intéressées)… Jamais la franchise de Céleste ne fut prise en défaut car elle parla avec la voix du cœur.

Fine mouche, Céleste a ses jugements : Gide vient s’excuser du refus de la Recherche par la NRF, Céleste trouve qu’il « a des airs de faux moine ». Proust part d’un « fou rire extraordinaire », et le surnom restera à Gide. Cocteau est un « polichinelle », et seuls (ou presque) Jacques Rivière et Paul Morand trouvent grâce à ses yeux. Pourtant, elle dut avaler les remarques désobligeantes de la princesse Soutzo, future Madame Paul Morand, qui trouvait Céleste « impossible » comme elle le confia à Marcel : « Non seulement elle parle comme vous au téléphone, mais elle est bien trop élégante. » Autrement dit, elle a « modélisé » Proust au point de s’être « imbibée » de son verbe – bref, elle ne sait pas rester à sa place, crime de lèse-princesse pour la Roumaine cul-serré. Proust rassura Céleste en précisant que cette riche héritière « venait d’un pays encore un peu féodal. » Et pan !

Ce qui l’impressionne le plus, c’est la vitesse d’écriture de ce grand malade (elle peut déchiffrer sa graphie à l’envers). Le lit est couvert de papiers qu’il faut récolter, reclasser, coller (c’est elle qui a l’idée des fameuses paperolles*). Un matin, Proust lui dit qu’il a mis le mot « fin » : « Maintenant, je peux mourir. » Céleste : « Du jour où la maladie s’est aggravée dans son pauvre corps usé, je n’ai plus fermé l’œil. Quand on m’a dit ensuite que, pendant sept semaines, je ne m’étais pas couchée du tout, j’ai répondu que je ne le savais pas, et c’était vrai : je ne m’en étais pas aperçue. Pour moi, c’était tout naturel : il souffrait, je n’avais qu’une idée, faire tout ce qu’il demandait et qui pouvait soulager un peu sa souffrance. […] Je me serais brûlé les ongles plutôt que de ne pas le satisfaire. » Monsieur Proust ne dort plus et ne s’alimente plus. Il refuse les médecins, il pense que sa mort n’appartient qu’à lui. « Il était le seul à avoir de l’autorité sur lui-même. » A sa demande, ce sont les « belles petites mains » de Céleste qui lui ferment les yeux…

De Proust elle a dit : « Il avait cette suprême élégance d’être ce qu’il était, simplement. »
Chère Céleste, à lire cette phrase, on s’aperçoit que votre prénom vous contient et l’on s’explique alors la morgue de Madame Morand-Soutzo à l’égard de l’ange que vous étiez.

* Petits morceaux de papier pliés et collés sur les feuillets du texte des carnets, témoignant des nombreux ajouts et enrichissements voulus par Proust tout au long du processus créatif.

Illustration : Vermeer « Femme écrivant une lettre et sa servante » (détail), Dublin, National Gallery of Ireland / Éditions Robert Laffont.

Prochain billet le 18 mai.

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Patrick Corneau