Patrick Corneau

Il n’y a plus un jour sans que nos grandes têtes molles ou longues figures médiatico-philosophico-littéraires ne nous distillent le produit de leurs réflexions sur ce que sera l’après confinement. C’est un consternant chaos, un terrible labyrinthe parmi lequel on voit les « experts » désorientés se mendier l’un à l’autre, le bout, inaccessible ou inexistant, du fil d’Ariane. Ils voudraient comprendre, ils voudraient être rassurés, ils cherchent, quand parlent les sçavants, à agripper au passage quelques claires et nettes données qui les mèneront non à la vérité mais à l’erreur fatale ; beaucoup croient qu’on peut recycler les vieilles généralités biberonnées à l’école, les lieux communs qui couraient les rues avant la crise. Avec cet ennemi invisible qui nargue nos certitudes nous groupons sous des modes perceptibles à notre intelligence des faits toujours provisoires qu’un changement de perspective ou un simple effet d’échelle suffit à fragiliser ou invalider. La réalité covid a fomenté un monstre virtuel alimenté de tous nos fantasmes et craintes, objet transitionnel fou qui enfle, nous tient et nous obsède à mesure que nous le nourrissons.

Aussi le ton général de ces Philippulus de la dernière heure est-il plutôt sombre (même si finalement chacun n’exprime que le fond de son caractère). La palette va du super-noir genre Vantablack de Michel Houellebecq (sa lettre dévoilée sur France Inter donne sans surprise une vision très shopenhaueriennement pessimiste du monde post-confinement) au gris taupe d’un Edgar Morin toujours généreux en propos lénifiants appuyés sur de vieilles recettes idéologiques en passant par le gris anthracite d’un Comte-Sponville au réalisme pragmatique tempéré par un humanisme de bon aloi…

Peut-être ferait-on mieux de relire quelques textes du regretté Paul Virilio (1932-2018) dont son très actuel L’administration de la peur. Dans cet essai de 2010, il montre comment la peur est devenue l’objet d’une véritable gestion politique, les États étant tentés de substituer un « globalitarisme » sécuritaire à la traditionnelle protection des individus contre les risques de la vie. Aujourd’hui, il apparaît qu’avec la pandémie c’est le globalitarisme sanitaire qui prend la main. Celui-ci repose entièrement sur la peur (l’infection et le spectre de la mort), administrée, orchestrée, politisée. Pain béni pour les gouvernements qui obtiennent là une forme de sidération* collective se révélant un formidable outil de contrôle, de manipulation des corps et des esprits. La surveillance généralisée telle que la promeut la Chine, politiquement et technologiquement (avec la 5G) est plus qu’un signe : le modèle d’une société disciplinaire qui pourrait possiblement devenir notre norme**.

D’une manière plus générale se pose une fois de plus l’aptitude des hommes à infléchir leur destin et donc la croyance au progrès. Ayant lu récemment Rémi de Gourmont, ses réflexions sur la notion de progrès m’ont paru d’une redoutable lucidité, elles ne sont pas optimistes (il considérait l’optimisme comme une « maladie ») et, bien sûr, ne sont pas populaires car éloignées de tout sentimentalisme – « poison » que de Gourmont imputait d’ailleurs à J.-J. Rousseau, « un des plus insupportables prédicants que la terre ait produit » et « qui donna à la France des convulsions dont elle est encore secouée » (on ne saurait le démentir).
* Sur ce sujet je recommande vivement le point de vue de Jean Dominique Michel, anthropologue de la santé, qui met en perspective le moment sidérant, énigmatique et inquiétant que nous vivons dans une vidéo de 66 minutes (sans coupe) de discussion pleine de sagacité et sans langue de bois.
** Voir la passionnante interview de Byung-Chul Han dans philomag.com (lecture sur un blog relais).

Je ne discute pas ici l’idée de progrès, ni surtout l’idée de progrès social. Au contraire. Ce qui suit sera d’autant moins contestable que le progrès sera considéré comme plus réel, plus matériellement tangible.
Admettons qu’il y a progrès. Ce progrès est vain, parce que l’homme, doué d’une infinité d’aptitudes, est nécessairement insatiable.
Nulle amélioration, réellement réelle, dans la condition des hommes n’est possible, parce que :
1° Elle ne porte pas sur les mêmes hommes qui, au cours de leur vie, ne peuvent comparer que des quantités ou des qualités incomparables. Ce qui augmente le plaisir de vivre à trente ans souvent le diminue à cinquante ;
2° Les hommes, quelles que soient leur position, leur richesse, leur autorité, ne sont heureux que rarement et pour peu de temps. Le bonheur est un état physique qui ne peut ni se prévoir, ni s’ordonner, ni se fixer. Sa propre durée le détruit. C’est un fait fugitif parce que c’est un fait relatif ;
3° Même traités de plus en plus favorablement les hommes ne sentiraient pas cette progression. La moindre souffrance présente domine et annihile toutes les joies passées. Le parvenu ne jouit pas du pain blanc en songeant à la masure où il grugeait des pommes de terre. Il le mange en se plaignant qu’il est mal cuit ;
4° Tout le monde sait par expérience qu’un besoin satisfait est aussitôt remplacé par un autre besoin. Un progrès accompli donne aussitôt le besoin d’un progrès nouveau, et ce besoin est une source de peine, tant qu’il n’est pas réalisé. L’ignoti nulla cupido n’est plus exact : il y a une anxiété de l’inconnu qui corrompt l’usage même des agréments de la vie civilisée.
L’homme est insatiable : rien ne le contente parce que rien ne le remplit. Ce caractère, dont les poètes et les philosophes font un argument spiritualiste, n’est point particulier aux espèces humaines. On en observe les rudiments dans les animaux domestiques ; des chiens gâtés exigent une nourriture toujours plus délicate et plus variée : la sensibilité est d’autant plus impérieuse qu’on lui obéit ; l’abstinence l’engourdit, l’abondance la surexcite.
Condorcet, rêveur géométrique, contemplait les développements d’un « progrès indéfini ». Cette idée ne peut s’admettre que si on donne ici au mot progrès le sens plus modéré de changement. Tout progrès comporte une perte, la perte de ce qui est remplacé par une forme nouvelle, par un usage nouveau. Même dans le cas le plus favorable, ce n’est donc qu’un changement. D’autre part, le nombre des combinaisons, illimité verbalement, est limité réellement, d’où le retour, sous le nom de nouveautés, d’états anciens et oubliés. Un progrès n’est donc qu’un changement ; mais un changement devient un progrès, dès qu’il est senti comme tel. Tout est relatif et doit être considéré du point de vue subjectif. Il est absurde de raisonner sur des qualités absolues. L’idée du progrès en soi est une inanité. La civilisation, tout en croyant progresser, pourrait rétrograder lentement vers un état ancien, sans que les hommes en eussent conscience.
Il y a des moments de l’histoire où l’humanité paraît immobile ; c’est que nous les voyons mal, de trop loin et que leurs mouvements nous échappent. Le changement est la loi ; s’il est parfois plus fréquent ou plus soudain, il ne manque jamais. Son absence serait un signe de mort prochaine, non de longue décadence, de mort immédiate et raide. Il est perpétuel, et cette constance est la raison de son inutilité pour le bonheur individuel. Le progrès que l’on a désiré, on ne le sent plus, dès qu’il est réalisé. Entré dans les habitudes de la vie, il s’y fond et y disparaît.
Et ainsi l’humanité marche sans trêve, vers rien, pour rien, par nécessité de marcher ou de périr.

Remi de Gourmont, « Les Grèves : la théorie de l’insatiabilité », Épilogues 1902-1904, texte extrait de Le téléphone a-t-il tant que cela augmenté notre bonheur ? Choix de textes et préface de Vincent Gogibu, « Les Cahiers rouges », Grasset, 2015.

Illustrations : Image provenance YouTube / ©Hergé / Éditions Grasset.

Prochain billet le 14 mai.

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Patrick Corneau