Patrick Corneau

Imaginons un monde où l’ensemble de la population mondiale est interconnectée au moyen d’une tablette électronique : plus besoin de sortir pour voir des films, assister à des conférences, visiter des musées, se former, bavarder avec ses amis, tout est disponible sur un écran – nous sommes dans un univers où Internet aurait atteint son ultime développement. Il ne s’agit pas tout à fait du monde actuel, mais plutôt de son prolongement un peu poussé : la nourriture et les médicaments sont délivrés non par des drones « amazoniens » mais par des tubes à tous les habitants de la planète qui voient enfin leurs besoins vitaux comblés, au point que « les gens ne se touchent jamais l’un l’autre. ». En fait, toute présence ou contact avec autrui ainsi qu’avec la réalité matérielle est si superflu que la rencontre devient presque contraignante voire pénible. « Nous disons que l’espace est annihilé, mais nous n’avons pas annihilé l’espace, seulement notre sens de l’espace. » La « distanciation sociale » s’est transformée en éloignement puis en isolement et la solitude est devenue la norme : chacun est en couple avec lui-même pourrait-on dire, et l’on est prié d’aimer son lointain
Les habitants de ce monde totalement virtuel, et même quintessencié, vivent « physiquement » dans des appartements souterrains pourvus de tous les services car la surface est devenue invivable.

Le décor étant posé, tout commence quand le personnage principal Vashanti, une télé-conférencière qui réside dans l’hémisphère sud reçoit un appel de son fils Kuno qui vit dans l’hémisphère nord. Il réclame de la voir. À regret celle-ci abandonne « sa chambre qui, bien qu’elle ne contînt rien, était en contact avec tout ce qui comptait pour elle dans le monde. » En effet, les voyages ne sont pas interdits, mais les habitants les évitent comme autant de distractions inutiles à leurs préoccupations spirituelles. Arrivée à bon port, Vashanti apprend que son fils est sorti sans permission de l’univers souterrain où règne un ordre tout puissant – celui de la Machine – et a découvert le monde extérieur où subsistent encore quelques êtres humains laissés à la triste condition du Sans-abrisme… Nous n’irons pas plus avant pour ménager l’effet de suspense et préserver l’appétence à lire cette extraordinaire nouvelle intitulée La Machine s’arrête due à la plume d’E. M. Forster (1879 – 1970).

Le confinement dans lequel nous sommes plongés avec la crise sanitaire nous a quelque peu rapproché de l’ambiance délétère décrite dans ce court texte de science-fiction dystopique. Même si comparaison n’est pas raison, certaines convergences avec notre situation sont troublantes… C’est parce qu’elle dilapidait les ressources naturelles trop rapidement que l’humanité a dû se réfugier sous terre dans un monde dématérialisé où vie et mort sont administrées par la Machine. Ainsi l’euthanasie est obtenue sur demande par les malades – à condition que le nombre des demandes n’excède pas le nombre des naissances. L’innovation technologique n’est pas seulement synonyme de progrès humain, elle est l’unique raison d’être de l’homme qui a délégué – forme douce de servitude volontaire – à la Machine l’entièreté de sa volonté, de ses projets, désirs ou aspirations. Conscient du piège auquel a conduit l’insatiable hubris humaine, un des protagonistes constate : « La Machine nous a volé le sens de l’espace et du toucher, elle a brouillé toute relation humaine, elle a paralysé nos corps et nos volontés, et maintenant, elle nous oblige à la vénérer. La Machine se développe – mais pas selon nos plans. La Machine agit – mais pas selon nos objectifs. Nous ne sommes rien de plus que des globules sanguins circulant dans ses artères. »

Dans La Machine s’arrête les tablettes sont rondes et non rectangulaires comme nos iPad. Pourtant ce livre a été écrit en 1909… Oui, vous lisez bien : 1909 ! E.M. Forster n’est pas connu pour ses romans d’anticipation mais pour des romans aimablement satiriques sur l’Angleterre victorienne et ses mœurs puritaines : Avec vue sur l’Arno (1908), Howards End (1910), La Route des Indes (1924) qui ont eu des adaptations cinématographiques à succès. Avec La machine s’arrête Forster voulait répondre à l’optimisme excessif de H. G. Wells. Le résultat est une fable avant-gardiste puissamment visionnaire, pleine d’enseignement sur les rapports individu-machine et les désillusions techniciennes.

Par le seul pouvoir de l’imagination, Forster rejoint en les anticipant des craintes exprimées naguère par des penseurs comme Günther Anders, Jacques Ellul et Lewis Mumford sur la « mégamachine » qui se profilait devant leurs yeux au siècle dernier et est aujourd’hui une quasi réalité. Günther Anders comme Jean Baudrillard, Paul Virilio (ou plus près de nous Jean Vioulac) s’alarment de la possible survenue d’un Accident général, d’une panne globale dont l’ampleur provoquerait l’effondrement du système fait de l’encastrement de multiples technologies interdépendantes. Le rêve utopique des machines fusionnant un jour en une machine unique a été en partie réalisé par la mondialisation. La mondialisation néolibérale en stimulant la circulation des biens, des personnes, des savoir-faire via les échanges économiques a installé la suprématie de la technologie sur la planète entière et corrélativement une dépendance hautement addictive qui commence à nous remplir d’effroi. Cette dépendance est d’autant plus terrifiante qu’elle est sans alternative, que la loi du tout ou rien qu’elle impose est, à l’échelle des masses, immensément fragilisante. La logique d’autonomisation, trait commun à la technique informatisée et à l’économie financiarisée, laisse pressentir l’approche d’un seuil de criticité, au sens que l’expression a dans l’ingénierie nucléaire : effet de seuil où les processus en cours deviennent hors de contrôle et peuvent entraîner « l’accident intégral ». Nous venons d’en faire l’amère expérience : un battement d’aile de chauve-souris sur un marché de Wuhan* peut provoquer l’effondrement des bourses du monde entier et peut-être davantage selon quelques Cassandres… On aime à se rassurer en disant que le pire n’est pas toujours certain, et si c’était véritablement l’inverse comme l’affirme la loi de Murphy, à savoir que « tout ce qui est susceptible d’aller mal, ira mal ».

Pour illustrer les riches perspectives esquissées dans cette nouvelle d’anticipation, je donne cet extrait du chapitre 3 tout à fait étonnant sur les habitus culturels des adeptes de la Machine qui ne sont pas sans nous rappeler certains comportements actuels de connaissance « médiée » ou « dérivée » que l’on pourrait résumer par « Je n’ai pas lu La Princesse de Clèves mais j’ai vu le film »…
* Ou des matériaux de laboratoire destinés aux rejets biologiques mal traités (jetés dans les égouts)…

La Machine s’arrête de E. M. Forster, traduit de l’anglais par Laurie Duhamel, préface de Pierre Thiesset, postface de Philippe Gruca et François Jarrige. Initialement publié par les Éditions Le Pas de côté en 2014, malheureusement épuisé et introuvable, l’ouvrage reparaîtra le 10 septembre 2020 aux éditions L’échappée.

Illustrations : E. M. Forster ©National Portrait Gallery London / Éditions L’échappée.

Prochain billet le 10 mai.

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Patrick Corneau