Patrick Corneau

« La gaieté clarifie l’esprit, surtout la gaieté littéraire. » disait Joubert. Lorsque le confinement fut installé, on a pu voir dans les journaux des listes de romans traitant de ou en rapport avec l’épidémie comme s’il fallait se remettre culturellement à niveau ; tous, loin de là, n’étaient pas d’une tonalité extrêmement « gaie » et la référence obligatoire à La Peste de Camus fut une scie qui produisait un bruit de fond légèrement sinistre.
Je prends le parti contraire avec ce texte d’une cocasserie irrésistible de Joseph Delteil – il est extrait de Choléra, un de ses premiers livres (1923) que les surréalistes remarquèrent et aimèrent.
Peut-être n’est-il pas superflu aujourd’hui de reconsidérer l’œuvre de Joseph Delteil, écrivain et poète français né le 20 avril 1894 à Villar-en-Val dans l’Aude et mort le 12 avril 1978 à Grabels dans l’Hérault. Oubliée ? Un peu. Démodée ? Aucunement. Franz Hellens a écrit que Choléra était « l’ouvrage de Delteil le plus typique ». Qu’y trouve-t-on ? De l’invention, de la fantaisie, de la poésie, du lettrisme avant la lettre : une prose revigorante. Le libertaire érotomane Henry Miller adorait Choléra.
Une lecture hâtive et superficielle pourrait donner le sentiment d’un roman sans queue ni tête. Sans doute, mais on peut préférer ce délire-là à des récits construits, polis, exsangues, sobrement ennuyeux. Comme le dit l’auteur : « J’entre de plain-pied dans mon récit, la jambe sèche, et la canne à la main. Je vais, je viens, je respire, je mange, si besoin, je pisse, si je rencontre une belle fille, ma foi, je la baise… »
Mais l’histoire ? Eh bien, c’est celle du narrateur, ou plutôt celle de ses amours avec trois charmantes jeunes filles : Choléra, quinze ans. « Une brune au quinzième degré » ; Corne, dix-sept ans et « son ventre neuf mois de plus » ; Alice, dix-huit ans et « quelque chose du bouc et de la puce ».
Si cette présentation ne vous met pas en appétit, passez votre chemin ; sinon, méditez, avant de continuer, cette pensée de Drieu La Rochelle : « Chauves, lisez Choléra, vos cheveux repousseront. »

CHAPITRE XVII

ÉPIDÉMIES

Lorsque j’arrivai à Barcelone, le choléra ravageait la ville. Il mourait environ cinquante-huit mille sept cent quatre-vingt-dix-neuf personnes par jour. Les femmes surtout succombaient en beauté, et l’espèce s’en faisait rare. Les théâtres étaient tendus de noir, et la Bourse elle-même chômait. Dans les charcuteries, les cochons étaient passés maîtres. Les maisons de modes étaient pleines de mannequins morts. Les boutiques, les échoppes regorgeaient de bottines et de rhum. Parfois, sur les Ramblas désertes, passaient des bandes de vaches en quête d’un peu de paille. Le Grand-Palais, portes grandes ouvertes, était vide. Sur le port, les pilotes gisaient deux par deux le long des jetées, raides comme des ancres. Par douzaines, tous les matelots moururent. Et un soir, à travers les passes vertes, tous les vaisseaux prirent ensemble le large des équipages de cadavres.
Dans la ville, il ne restait que les églises et les bordels. Ce sont là deux bons refuges devant la mort. Mais je ne désapprouve pas les hommes intelligents qui choisissent les églises. Sur l’échiquier de la vie si vous ôtez la pièce Dieu, il ne reste que des pions. Eh bien, j’aime autant le grand jeu !
Mais la populace préfère les bordels. Ils fleurissaient rouges et jaunes tout le long de la Calle di Merda, superbes avec un grand air espagnol. Décorés comme des généraux, avec à la hampe leurs grandes lanternes rouges comme des drapeaux. On respirait la poudre et les bals à plein nez. En travers de la rue, d’une maison à l’autre, étaient tendues des ficelles où séchaient des jupons tricolores : un ciel de jupons. Les cuisines puaient, et par instants il soufflait une brise chaude toute chargée d’une odeur de latrines. Sur chaque seuil stationnaient, à l’ancre, attendant le poisson, des Andalouses épaisses comme des baleinières. Elles étaient là, droites, le poing sur la hanche et le talon sur l’oreille, semblables à des démiurges. En uniforme bleu horizon. Elles montaient une vague garde. Et elles étaient toutes nues…
Parfois, un chien d’offensive aboyait dans un lit. Parfois, un canari dans une cage, les plumes couleur de Gange, saluait le soleil très bas avec une voix bouddhique. Parfois aussi, tout simplement, de l’une des plus vieilles portes, sortait un grand Castillan très maigre, blême sous un chapeau oblique, l’œil en désordre, les lèvres épaisses de morgue, et drapé dans un manteau de pourpre. Il s’en allait, au pas de parade, sur le trottoir sec, et, de toutes les fenêtres, tombaient sur lui au hasard des roses et des tomates.
Moi, je rôdais tout le jour dans les rues désertes. Les épidémies de peste ou de choléra sont très propices aux amateurs d’art. On peut contempler à l’aise, sans pourboires et sans cicérones, les monuments les plus colossaux (et j’oubliais : sans discours !), et dans cet état de demi-abandon qui leur confère une grâce très respectable, une très fine poudre de ruines. Plus de tramways dans les rues. Plus d’agents ni de passants. Plus de chevaux ni de piétons. Plus de ces chiens chiennant qui gâtent les meilleures places publiques. Plus de soldats quatre par quatre et plus de vieux messieurs. Plus d’armée ni de magistrature. Plus de taxis. Plus de goujats. A peine, çà et là, quelques corbillards…
A mesure que Barcelone se dépeuplait (et au tarif de 58 799 par jour…) les jardins publics se repeuplaient. La nature reprend toujours ses droits. Des moutons à l’abandon campaient autour des kiosques. Force veaux et force mules. Les oiseaux laissés à leur initiative bâtissaient des nids à tour de bras. Dans les pièces d’eau, les poissons se soulevaient avec la complicité des cygnes. Les chameaux du Zoo, ayant rompu leurs licols, s’accouplaient grand train sous les fusains, dans les pétales de roses. Les colombes tombèrent dans la débauche, et les ânons mêmes forniquaient. Les herbes folles fraternisaient dans les plates-bandes avec les sages. Les fourmis se préparaient pour les grandes invasions. Les chats, repus de merles, se léchaient respectueusement les pattes, assis sur les épaules des statues. Il naissait des mulots, des lézards, des vers de terre et des pies. Un pullulement de moustiques dévorait le soleil. La terre frémissait d’une vie intense et nouvelle. Et il ne laissa pas de se glisser dans ce nouveau Paradis Terrestre quelque calme serpent bleu, dardant sur le vide ses immobiles yeux d’or.
Choléra de Joseph Delteil, collection Les Cahiers rouges, Grasset, 2013.

Illustrations : photographie de Joseph Delteil (juillet 1972) par Pierre Calmettes / Éditions Grasset.

Prochain billet le 1er mai.

  1. Liliane Breuning says:

    Quel texte! Mazette… Merci de l’avoir reproduit ici. Les VRAIS bonheurs de lecture sont tellement rares! La littérature qui a du goût (en sanscrit, le goût rassa, signifie aussi le sens, la signification (Marc-Alain Ouaknin vient de m’apprendre l’autre jour, sur « Talmudiques » qu’en hébreu, il en était de même… ) Bref, pour en revenir à ce cher, enfantin, roublard, facétieux lutin de Delteil, je l’aime depuis longtemps, depuis mes vingt ans en somme, et je crois bien que c’est – comment l’appelez-vous? « le libertaire érotomane » ce cher Henry Miller, qui m’avait mis sur la voie. Après Delteil, je me souviens étre tombée (cul par-dessus tête) sur « Moravagine », que j’ai lu aux Etats-Unis, dans la nursery du kindergarten où je gagnais à l’époque ma vie, assise sur une petite chaise basse d’enfant. Divine lecture! Merci encore à vous, cher Lorgnon! Votre plus fidèle lectrice (ainsi que vous m’avez vous-même adoubée) – Liliane Breuning

    1. Patrick Corneau says:

      Chère Liliane, vraiment ravi de vous avoir donné ce plaisir de lecture qui me donne, qui nous donne le plaisir de lire votre commentaire lui aussi très « goûtu » – les souvenirs de lectures marquantes sont toujours délicieux à lire car ils reflètent autant la personne qu’ils ne nous invitent à nous remémorer les nôtres en miroir. Bien amicalement à vous, Patrick

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