Patrick Corneau

Coquelicots

Depuis Paris jusqu’à la mer, au fond de la Normandie, le fleuve rouge des coquelicots vous accompagne. Il déborde çà et là et s’étend comme un lac sur les champs de blé. On se demande si les cultivateurs ne vont pas récolter autant de gerbes de coquelicots que de gerbes de blé. Au moins ce sera très mêlé. En certains champs, c’est même le rouge qui domine et l’emporte sur l’or. C’est à croire que la fleurette a été semée intentionnellement avec le grain. Non, car je ne pense pas que le charmant mélange de la couleur des blés mûrissants et du coquelicot ait beaucoup de charme pour les paysans. Ils ne voient pas les choses comme nous, qui passons, et je crains que, pour eux, la fleur qui amuse notre œil ne soit que de la mauvaise herbe. Hélas ! dans la nature, presque tout ce qui est joli, éclatant ou doux, n’est que de la mauvaise herbe, et si rien n’est plus utile, rien n’est plus monotone et plus terne qu’un champ de betteraves. Nous n’avons guère de ces cultures du Midi ou de l’Orient aux belles couleurs et même dans le Midi les champs orgueilleux de garance ont disparu. Autrefois, la Normandie ne se fleurissait pas seulement des pavots, mais du lin bleu de ciel et du sarrasin tout blanc, cher aux abeilles. Le lin a presque disparu. C’est dommage pour l’œil, car c’était une fête que ces champs d’azur, et le sarrasin devient plus rare. Il reste en été le coquelicot, et au printemps le bleuet, plus timide et assez vite étouffé par la végétation des céréales. Aussi je souhaite que la petite graine noire, qui ressemble à des grains de poudre, continue de se mêler follement au blé et à prospérer. Au fond cela ne lui fait pas grand mal et c’est une parure.
Remy de Gourmont, La Petite ville, 1913.

Dans ce beau texte célébrant une humble fleur des champs, solitaire et éphémère, on aurait tort de ne voir qu’un hymne à la nature de la part de Remy de Gourmont, écrivain de cabinet, homme de retrait dont les goûts n’avaient rien de bucoliques. C’est en réalité un plaidoyer pro domo* en faveur, dans une culture, de ce qui « déborde ça et là », n’est pas intentionnel, relève du hasard ou de la spontanéité et se mêle « follement » c’est-à-dire avec une totale liberté à la culture dominante : la mauvaise herbe du penseur libre, de l’agitateur d’idées qui rôde loin de la route sûre du Cliché, de la Pensée Unique, de la Bien Pensance. Tel fut Remy de Gourmont, mort jeune (cinquante-sept ans) et laissant derrière lui de nombreuses graines noires de coquelicots, autrement dit une œuvre vaste, diverse qui emprunte à tous les genres et riche de promesses dont nous n’avons pas fini de découvrir la modernité. Ce torrent de pensées, ce bouillonnement d’idées critiques parfois paradoxales ou contradictoires que furent ses livres est bien plus qu’une « parure » au champ de blé de la pensée commune : il le fertilise et le fait prospérer.
La relégation que connût Remy de Gourmont après la publication de son pamphlet « Le Joujou patriotisme » dans le Mercure de France en avril 1891 où il épinglait quelques têtes de turc favorites : l’État, l’armée, l’éducation, la justice… permet de comprendre la symbolique affective sous-jacente au rouge du coquelicot et au bleu du bleuet…

* Sa présentation fraternelle et empathique de Bouvard et Pécuchet de Flaubert est plus qu’un hommage admiratif, un autoportrait à mi-mots.

Illustrations : Les Coquelicots (1873) de Claude Monet, Musée d’Orsay, Paris / Document Wikipédia.

Prochain billet le 28 avril.

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Patrick Corneau