« Qu’est-ce que je cherche, tome après tome, dans Dernier Royaume? demande Pascal Quignard – Une autre façon de penser à la limite du rêve. Une façon de s’attacher au plus près de la lettre, à la fragmentation de la langue écrite, et d’avancer en décomposant les images des rêves, en désordonnant les formes verbales, en exhumant les textes sources. »
Depuis 2002, avec la publication des Ombres errantes, Pascal Quignard construit une œuvre, au sein même de son œuvre d’écrivain, intitulée Dernier royaume. Dans chaque volume, Pascal Quignard approfondit une idée – ou une réflexion –, l’éclaire, la nourrit, l’embrasse entièrement pour la laisser s’infuser en chaque lecteur. Pour cela, il s’appuie aussi bien sur sa culture, ses lectures, que sur la manière dont il reçoit le monde.
En s’inspirant des contes hérités du passé et de ce que l’on nomme sagesse populaire (Perrault, Grimm), Pascal Quignard développe dans L’enfant d’Ingolstadt, une nouvelle façon de penser nos origines et décortique la manière dont les croyances, les mythes, les légendes, se sont formés au fil des siècles et ont trouvé dans l’art et le rêve des formes d’expression privilégiées. Parce qu’ils ressassent indéfiniment des motifs préexistants en les adaptant au monde contemporain dans lequel ils s’inscrivent, l’art et le rêve écartent l’homme du vrai. Ce dixième tome de Dernier royaume n’a donc qu’un sujet: le faux qui fait le fond de l’âme. Pour Pascal Quignard « Le fond de l’âme hallucine. Le langage dédouble ses fantômes. Tous les arts élèvent des mondes faux. »
De cette œuvre dense et singulière, aussi musicale qu’érudite, et que Pascal Quignard définit lui-même d’ »agénérique », il est difficile de gloser. La lire est d’ailleurs une expérience de lecture immersive qui n’est comparable à rien d’autre. Excepté la lecture de Proust peut-être qui demande une extrême attention, laquelle peut paraître contraignante, éprouvante mais nécessaire pour se porter dans le flux, le rythme de la phrase puis accéder au chant intérieur. C’est un peu la même chose avec Pascal Quignard, il faut s’accorder, trouver une sorte d’élasticité mentale qui permet une juste synchronisation dans la lecture: trop vite, on manque les résonances multiples d’une écriture qui avance par association de mots (et de leur archéologie sémantique, étymologique), d’idées intemporelles, d’images transculturelles… trop lentement, alors une lassitude peut apparaître car l’écriture de Pascal Quignard procède par tours et retours sur quelques thèmes obsessifs (le Jadis, le secret, l’image perdue, etc.), un peu comme l’aigle vole par cercles concentriques de plus en plus resserrés autour de sa proie. Étrange et perpétuelle giration qui inspire depuis presque vingt ans l’écriture du Dernier royaume. Comme la toupie qui ne peut avancer qu’à condition de tourner sur elle-même, en creusant continuellement son axe, c’est bien cette dynamique itérative qui continue d’inspirer l’écriture de L’enfant d’Ingolstadt. Obsessif, répétitif, disions-nous, car Pascal Quignard ne cesse de traverser les mêmes époques, de déplier les mêmes concepts, d’interroger les mêmes schèmes structurants, élaborant une poétique de l’éternel retour autour de ce qu’il appelle le Jadis, ce temps sans fond qui définit la poussée sans cesse active de l’origine, sous la sexualité avec la scène originaire (que l’on ne verra jamais et qui préside à nos jours), la prédation animale, le rêve, la pulsion sacrificielle chez l’homme, le corps qui s’excite ou se rebelle, l’art, et dans l’art la peinture avant tout (celle de Jean Rustin ici en un très touchant hommage).
Pascal Quignard est un écrivain entêté comme l’enfant qu’il évoque dans les chapitres XVIII et XVIX (Le garçon mort d’Ingoldstadt lied inspiré du conte des frères Grimm L’enfant entêté qui donne son titre au livre), et l’enfant qu’il fut lui-même, intransigeant, hargneux, courroucé – ne mangeant pas, ne parlant pas « pour ne pas être piégé par ce qu’il pourrait dire« , le silence étant une forme de chantage pour essayer de survivre en s’absentant du milieu familial, de l’époque. Entêtement assumé dans l’écriture comme volonté immémoriale de persévérer, art de continuer à mener une « vie secrète« .
Le silence, l’ombre et une lumière d’avant l’aube sont les tonalités un peu blêmes, un peu sourdes qui baignent ce texte austère qui, fait de chapitres très courts, ne se livre pas, dont le caractère abscons est matière et stratégie pour nous requérir, nous hausser vers nous-mêmes. Lire Pascal Quignard, c’est de fait s’aventurer dans des directions très différentes, peut-être au pays de soi, au pays du « lâcher tout » où il faudra abandonner l’idée de tout comprendre (impératif non nécessaire dans une écriture qui se veut au-delà de la stricte intelligibilité rationnelle), être seul avec une voix qui ne nous oublie pas, ne profère pas, n’émet jamais d’objurgations, mais semble nous chuchoter à l’oreille de très anciennes vérités dont l’oubli constitue notre « humanité ».
Litteratura (CHAPITRE XXV)
Ce pourrait bien être la seule façon de nous acquitter du don qui nous fut fait de la langue parlée par le groupe à la fin de notre enfance que de pénétrer dans l’ombre qu’elle porte. Car ce que le langage dénomme avec emphase comme le silence n’est que son absence, et le dialogue perdu, et son affrontement renoncé. L’ombre que porte la langue parlée est la littérature. Alors la langue parlée s’efface vraiment dans l’air. Les mâchoires restent vraiment immobiles. Les dents ne se desserrent plus. L’interlocuteur est devenu absent. Le son est résorbé. L’oreille est inutile. La réticence, le refus de parler, le silence de la langue maternelle, le silence de la langue morte, le silence propre à la langue écrite assemblent une même substance négative. Alors je conçus la lecture silencieuse comme la musique extrême.
Pascal Quignard, L’enfant d’Ingolstadt, Grasset, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations: Photographie de Bertand Desprez agence Vu / Éditions Grasset.
Prochain billet le 7 octobre.