Patrick Corneau

Étrange, autant le Michel Onfray polémiste, contempteur et redresseur de torts philosophiques me laisse de marbre, autant lorsqu’il aborde l’intime, au plus près du sentiment ou de la sensation, me touche. Serait-ce à dire qu’il est meilleur écrivain que philosophe? J’avais été bouleversé dans Cosmos* par le récit de la mort de son père, foudroyé dans ses bras, évocation poignante qui, à mon sens, fait oublier la cérébralité et la dispersion d’une œuvre pléthorique qui se cherche sans se trouver. Un petit livre extrêmement beau, paru il y a trente ans, m’avait aussi retenu: Ars Moriendi: cent petits tableaux sur les avantages et les inconvénients de la mort**. Un essai de sagesse tragique qui le rapproche du récit intime qui paraît cet automne chez Robert Laffont: Le deuil de la mélancolie.
Michel Onfray sait qu’il est un vivant en sursis: très jeune il a fait un infarctus, puis un AVC. Au début de l’année 2017, un autre AVC a emporté un quart de son champ de vision – une quadranopsie latérale homonyme supérieure gauche dans le jargon médical. Par ailleurs, on peut dire que la mort ne l’a pas épargné. Dans son enfance il a failli perdre sa mère à la suite d’un accident automobile suivi de complications sociales humiliantes, puis au terme d’un long cancer, sa compagne. « La mort est mon souci depuis mes plus jeunes années » écrit-il.
Le deuil de la mélancolie revient longuement sur les circonstances de la découverte de son AVC, ou plutôt de sa non-découverte par cinq médecins différents. Cinq bévues. De l’excès de tension artérielle au décollement de vitrée, mais jamais en aucun cas, un AVC… Tous sont sûrs de leur diagnostic. Pourtant les symptômes sont là, insistants, persistants… Michel Onfray nous raconte dans le détail, et toujours avec son ironie grinçante, ces errements médicaux. L’occasion d’égratigner au passage certains Diafoirus de la médecine parisienne dispensant une pratique aussi mondaine que bidon, contre rétribution lourdement sonnante et trébuchante…
Mais le vrai sujet de ce livre n’est pas dans des règlements de compte avec la faculté, même si le début du récit peut donner cette impression. Comme le titre l’indique, c’est bien du deuil dont il est question: ce que le deuil fait de nous, en nous, autour de nous. Car contrairement à l’expression toute faite « faire son deuil », « c’est le deuil qui nous fait« . Nous sommes nos peines, nos chagrins, nous sommes nos morts – « présence d’une absence » selon la définition qu’en donne Michel Onfray. Ces morts s’incorporent en nous. Quant à la mélancolie, elle désigne cet état de survie, ou de vie amoindrie, de quasi mort intérieure que laissent les ondes de chocs de nos chagrins. Ce livre raconte le deuil, la mélancolie qui s’ensuit, mais surtout ce que le deuil et la mélancolie, et la maladie, produisent autour de nous. Comment nos relations sociales et affectives sont bousculées, anéanties ou reconfigurées. Les repères changent, on devient un survivant. En un mot, le vide se crée: la fuite des amis, leur hypocrisie, leur lâcheté, ceux qui ressurgissent soudain tels des charognards pour jouir de votre malheur, ceux qui s’enfuient à toute vitesse, ceux qui essaient de profiter de votre faiblesse. Et ceux qui sont là car ils ont toujours été là – les plus rares. Le deuil dont il est aussi question est le deuil de soi-même, ou plutôt le deuil de quelques illusions que nous entretenons pour ne pas voir l’inéluctable qui guette, l’échéance qui se rapproche. Il y a de la mort au cœur de la vie, c’est par l’acceptation de cette cruelle évidence qu’on s’ouvre à la sagesse véritable, c’est-à-dire à la vie. Ce deuil-là est une promesse de vie qui, statuant que, de fait, nous ne pouvons plus rien pour les morts, nous enjoint de « prendre soin de ceux qu’on aime« .
Dans Le deuil de la mélancolie, Michel Onfray revient comme il ne l’a jamais fait sur la perte de celle qui fut sa compagne pendant trente-sept années, Marie-Claude, dont dix-sept ans de lutte contre le cancer. Les derniers mois, les derniers jours, puis les derniers instants. Et le terrible après… Une déclaration d’amour et un déchirement dans des pages, avec des mots si simples mais si profonds, si justes, qui transpercent, qui bouleversent. De la lecture de ce diamant noir qui scintille au cœur du récit, on ne sort pas indemne. Polis par le chagrin, la perte, la peur puis le retour du goût de la vie, les mots de Michel Onfray, où l’émotion et la réflexion s’aiguisent pour affiner le sens à sa pointe, témoignent de la revanche éclatante de l’écriture, de la littérature sur la souffrance et la déréliction. Abandonnant la forfanterie, le panache outré jusqu’à la caricature du matamore*** qui écrase par l’emphase ou les sarcasmes les moulins à vent de la polémique et des querelles oiseuses, Michel Onfray montre ici qu’il est un authentique écrivain.

* Cosmos, Flammarion, 2015.
** Ars Moriendi: cent petits tableaux sur les avantages et les inconvénients de la mort, Les Cahiers Folle Avoine, éditions Folle Avoine, 1998.
*** Un détail reste gênant: la dédicace à Thierry Ardisson et à l’épouse de ce dernier alors que Michel Onfray a régulièrement dénoncé le populisme racoleur dont fait preuve l’animateur. Michel Onfray à courir les talk-shows pour y proférer des propos simplistes et provocateurs semble toujours s’éloigner davantage de cette part de lui-même que nous admirons ici – se manifeste en lui une grande schizoïdie issue d’une demande éperdue de reconnaissance qui mériterait plus ample analyse.

Michel Onfray, Le deuil de la mélancolie, Robert Laffont, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: photographie ©Magazine Le Point / Éditions Robert Laffont.

Prochain billet le 15 octobre.

  1. pascaleBM says:

    Cher Lorgnon,
    La dédicace, commençons par la fin, n’est point un détail. Elle est l’homme tout entier. C’est d’ailleurs par là qu’il s’est perdu, après avoir juré ses grands dieux -ceux de l’Olympe à cette époque- qu’on ne l’y prendrait jamais, au grand bastringue des paillettes et de la célébrité. Mais on ne voit que lui, de plateaux télés en émissions radio -vexé comme un pou qu’après 14ans de recyclage de ses cours normands, le service public lui dise qu’il change sa programmation, Onfray se pense éternellement indispensable- qui se plaint chaque fois qu’il apparaît, qu’on l’ignore!
    Cette dédicace donc fait sens. Rapportée à l’ensemble de l’individu, sa vie, ses œuvres, elle en est la métaphore. Et si je me permets cette affirmation, c’est pour l’avoir fréquenté de très nombreuses années. Avoir été de son cercle rapproché. Avant de fuir. Aussi je peux vous dire, et j’en prends le risque, que de l’écriture à l’homme il n’y a pas qu’une distance, il y a un abîme, il y a une faille, il y a même une contradiction. La torsion des faits, la dénaturation des sentiments, la présentation éhontément déformée d’une existence, n’allons pas plus loin, s’appelle la réécriture de l’histoire -avec un ‘h’ minuscule, le bien nommé- et se peut faire d’une plume séduisante.
    Bien à vous

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Patrick Corneau