Patrick Corneau

Qu’une philosophe consacre un livre à Beau Brummell, prince des dandys, et à ses émules, effarouchera peut-être ceux qui tremblent dès que la philosophie se rapproche de nos problèmes de vie, dont Wittgenstein disait qu’il n’ont même pas été effleurés*. Or, il faut le dire d’entrée, le livre de Françoise Coblence** est dans le sens le plus fort du terme, le livre d’une philosophe.
Il s’agit, certes, de l’étude d’un personnage à sa façon exceptionnel, comparé à son époque, à Napoléon. On sait avec quelle rapidité la légende de ce personnage d’exception se répandit en Europe et comment Barbey d’Aurevilly, Baudelaire, Constantin Guys et combien d’autres jusqu’aux grands dandys proustiens imitèrent et cultivèrent ce qui devint une véritable manière d’être, reprenant la panoplie, en en changeant, adaptant le sens. Mais au-delà de Brummell lui-même, dont la vie, découpée en scènes, éclatée en anecdotes, est du reste évoquée ici avec talent, c’est une figure emblématique qui est analysée, dont on sait l’importance qu’elle a eue et qu’elle a toujours dans l’imaginaire collectif. Pensons au nombre impressionnant d’écrivains qui, aujourd’hui encore, un peu laborieusement parfois louchent vers elle.
Mais l’espace dans lequel se situe l’analyse de Françoise Coblence est bien plus intéressant que celui de la simple psychologie. « Qui était Beau Brummell? » n’est pas, en définitive, la question qu’elle pose. L’analyse, très nourrie, montre avec netteté le lien de cette figure avec un certain état des valeurs aristocratiques, ou avec la montée des valeurs démocratiques, mais, au-delà de ces considérations, elle s’efforce de définir ce qu’on pourrait appeler un geste. Se dire dandy, vouloir l’être, en afficher le comportement, c’est en somme, dans l’éventail des gestes possibles à l’égard de la vie, en effectuer un. Comment le définir? Qu’est-ce qu’il implique? Qu’est-ce qu’il peut nous apprendre? Et quelle en est la portée? Sa portée, c’est de refuser l’opposition entre l’être et le paraître, d’exhiber le vide du moi, de montrer que l’ego n’est finalement que du ready-made – Lacan, la mystique, le bouddhisme disent-ils autre chose? Et vivre cette chose est toujours une ascèse, même si ici elle paraît étrange, frivole, paradoxale: extrême rigueur dans le vêtement (deux heures chaque matin à sa toilette), contrôle permanent de soi, renonciation à divers plaisirs, notamment au sexe (singulièrement absent de ce programme). Le dandy, comme le « vrai guerrier » de Carlos Castaneda ou conformément au Bushidō pour le samouraï, doit mener une vie impeccable. On voit, derrière le récit des frivolités de Brummell et de ses émules, la portée de l’analyse qui se déploie ici. On pense parfois au meilleur Sartre, celui qui, phénoménologiquement, savait définir des attitudes, des figures justement – du célèbre salaud jusqu’au garçon de café qui joue à « être un garçon de café ». Mais Françoise Coblence, contrairement à son illustre prédécesseur ne condamne, ni n’absout, même implicitement – le dandysme n’est pas politiquement condamnable. Le dandysme est cette « obligation d’incertitude » liée à l’époque où il naît, celle où les distinctions aristocratiques s’effacent et où commence à poindre l’uniformisation démocratique des masses. Il n’est pas non plus, autre rengaine, la seule attitude possible dans un monde que le sens a déserté – ce serait plutôt une expérience intéressante, que devraient mieux connaître ceux qui prétendent s’y livrer et les autres – ne serait-ce que pour éprouver de la déception car elle est peut-être la tonalité ultime qui justement a elle aussi la profondeur de ces sphinx sans secret.
Dans cette étude vive, profonde (et qui n’oublie pas d’être plaisante) sur ce personnage fascinant qu’est le dandy ainsi que sur toute une galerie de personnages*** qui ont laissé un nom dans l’histoire des lettres et des arts, Françoise Coblence dégage avec beaucoup de sûreté les règles de ce qui fut un jeu tout à la fois philosophique, esthétique et social: une forme d’élégance poussée jusqu’à la provocation, jetée à la face du néant du conformisme bourgeois.

* Proposition 6.52 du Tractatus: « Nous sentons que même si toutes les possibles questions scientifiques ont trouvé leur réponse, nos problèmes de vie n’ont même pas été effleurés. Assurément il ne subsiste plus alors de question; et cela même constitue la réponse. »
** Françoise Coblence est philosophe et psychanalyste. Professeur émérite d’esthétique (université de Picardie), membre de la Société psychanalytique de Paris (SPP), elle dirige la Revue française de psychanalyse.
*** Je regrette que dans ce passage en revue n’ait pas été évoqué le dandysme singulier – mâtiné de pataphysique, sans certitudes, sans pose, sans révérence y compris envers la figure stéréotypée du dandy – de Jean Baudrillard.

Françoise Coblence, Le Dandysme, obligation d’incertitude, Collection d’esthétique, éditions Klincksieck, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Robert de Montesquiou par Giovanni Boldini, Musée d’Orsay / Éditions Klincksieck.

Prochain billet le 19 octobre.

  1. pascaleBM says:

    Quelle élégance dans le titre! Superbe!
    Savez-vous -ou cela est-il dit dans le livre?- que la tombe de Brummel est à Caen, dans un petit cimetière enclos dans le périmètre de l’Université, dont on dit qu’il est « protestant », livré aux herbes folles et… dandy à souhait! romantique pour le moins! Oublié de tous. Il m’arrivait d’y faire quelques pas, réellement il est minuscule et fracassé, pour sa fraîcheur aux heures chaudes, pour son calme aux heures agitées. Jouxtant, à l’époque, la B.U, on pouvait ne pas le voir, ne pas le savoir.
    Mais pour savoir si l’on trouve l’expression « des gants beurre frais » qui est, pour moi, la quintessence du dandysme, il faudrait bien que j’acquière ce livre… à moins que vous n’ayez la réponse, Cher Lorgnon!

    1. « Quelle est la consistance d’un personnage que la mode fait et défait ? L’élégance et le langage changent avec les saisons. D’une session parlementaire à l’autre, écrit Chateaubriand, le paysage des modes et des mots se transforme à tel point que l’honnête homme y perd son anglais. Mais l’étrange folie qui saisit le dandy insulaire dépasse les variations des airs et des allures. Le dandy se montre habité par l’incertitude d’être. Le dandy se montre habité par l’incertitude d’être. Il renforce l’instabilité inévitable pour celui qui suit la mode par une obligation d’incertitude. Après le dégoût byronien et le mystère de l’être, après la raideur et l’indifférence, le scepticisme est devenu le dernier « must fashionable ». Il faut donc douter : douter de sa propre existence, de l’existence du monde, de celle des autres, notamment de celle des femmes. Par ce scepticisme touchant toute existence, le dandy affirme sa vocation philosophique. Le malin génie ne paraît pas l’avoir troublé ; et pourtant il reprend, déplace, radicalise à sa manière les questions que se posait Descartes sur sa propre présence auprès du feu, sur la différence entre le songe et la veille, sur le bien-fondé des natures simples. Que penser enfin de l’existence des femmes, que Descartes n’évoquait pas ? Peut-on s’assurer de la différence des sexes ? Aucune vérité n’est si évidente qu’on ne puisse la suspecter, il convient même de la faire. Le dandy ne peut alors sortir d’un doute qui s’impose comme impératif de la mode, aussi radical que futile. Le doute élégant n’offre le point fixe d’aucun dubito (ergo sum). Il ne reste qu’à exhiber le chatoiement de l’incertitude, à en manifester l’insistante et indicible réalité.
      Face à l’obligation d’incertitude, la persistance du moi s’avère problématique. Le dandy ne se fie pas même à l’impression ou à la perception qui, pour les empiristes, donne un accès momentané au moi et à ses états. Plus sceptique à cet égard que Hume, plus radical dans le doute que Descartes, le dandy est pourtant censé témoigner, dans l’impossibilité, d’un culte réussi de la personne. Mais quelle bizarre espèce peut être issue de ces exigences contradictoires ? » Extrait de la page 368. 🙂

  2. pascaleBM says:

    Aïe, aïe, aïe…
    ce « must fashionable » me heurte!
    Non, Descartes n’évoquait pas les femmes, il entretenait une Correspondance…Quand même la princesse Palatine! (C’est quand même un peu vite dit tout ça)
    quant à Hume, son doute n’est pas du tout de même nature, puisqu’épistémologique ; celui de Descartes Métaphysique, celui de Brummell…. brummellien!
    Là, il y a en quelques lignes des raccourcis qui ne me vont pas.
    Mais l’expression « obligation d’incertitude » reste belle, en elle-même!

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Patrick Corneau