La France est sans doute le pays où l’on compte le plus de revues. La preuve de ce dynamisme est la tenue régulière d’un « Salon de la revue » dont la 28ème édition se tiendra en novembre prochain à la Halle des Blancs Manteaux (75004). Ceci dit, qu’en est-il des revues de littérature? L’état des lieux est moins riant. Il y a peu de challengers et, reconnaissons-le, la qualité éditoriale est plutôt rare. La revue Europe se maintient au prix de grandes difficultés, Conférence tient sa ligne (italianisante) grâce à la rigueur et abnégation de son directeur Christophe Carraud, Fario est silencieuse depuis 2015 (un n°15 se fait attendre) et se consacre à son versant éditions, ne parlons pas de cette vieille dame qu’est la Nouvelle Revue Française, malgré la valse des directeurs et des botoxages erratiques, elle est devenue une sorte de « cougar », autrement dit l’ombre d’elle-même*…
Dans ce paysage sinistré, La Revue littéraire publiée par les éditions Léo Scheer poursuit sa route depuis quatorze ans, insensible aux modes, mais non à l’air du temps. Chaque numéro apporte son lot de textes inédits d’auteurs confirmés (souvent occultés par le bling-bling éditorial) et de nouveaux talents dans le monde des lettres. Angie David et Richard Millet qui en assurent la direction ne perdent pas l’espoir de débusquer quelques pages qui méritent d’être sauvées du déluge de médiocrité qui submerge une France en voie de déculturation accélérée.
Le tout dernier numéro N° 73, mai-juin-juillet 2018, est un modèle de réussite par son éclectisme, curiosité intelligente ne dérogeant pas à l’exigence d’une qualité authentiquement littéraire. L’ouverture donne le ton avec un choix de réflexions – subtiles, féroces, amères – du génial Guido Ceronetti, tirées de Insetti senza frontiere (Adelphi, 2009), excellemment traduites par Samuel Brussell et qui, à elles-seules, méritent qu’on se précipite sur ce numéro. Suivent des poèmes catalans de haute spiritualité de Susanna Rafart traduits par Jean-Yves Casanova, d’autres poèmes de Robert Marteau, un entretien avec Françoise Bonardel à partir de son livre Jung et la gnose (Pierre-Guillaume de Roux), une très sagace pochade d’Henri Raczymow, « Chateaubriand ou rien », j’en passe et des meilleurs comme ce texte ahurissant de Giacomo Sartori « Je suis Dieu »… De nombreuses notes de lecture qui vont des lettres de Claudel à Rosalie Vetch ou de Philippe Sollers à Dominique Rolin à Marcel Cohen (Autoportrait en lecteur) en passant par un savoureux éreintement du pop-philosophe plagiste Schiffter par Bruno Lafourcade, permettent au lecteur de s’orienter et trouver un cap fiable dans le tout-venant de l’édition. Le poignant Journal de Richard Millet (II, 1996)** vient clore cette passionnante livraison et nous convaincre que les forces de l’esprit – si ce ne sont celles de la littérature – ne sont pas tout à fait mortes.
Voilà de quoi, pour la saison, nous sortir des sempiternels numéros « Spécial été », « Hors-Série été » à senteur d’ambre solaire et odeur de chichis…
* la NRF de longue date « ringardisée » par Philippe Sollers avec les revues qu’il créa et anima comme le fait justement remarquer Angie David dans un article consacré à la correspondance P. Sollers – D. Rolin chez Gallimard.
** A la date du 3/VII cette phrase vraie comme le scalpel d’un chirurgien: « le carnet comme signe de l’épuisement du roman et de la poésie? Ou bien une facilité éditoriale – voire une lâcheté scripturaire? ».
EXTRAIT (la note de lecture de Bruno Lafourcade)
La Revue littéraire N° 73, mai-juin-juillet 2018, éditions Léo Scheer. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations: éditions Léo Scheer.
Il y a bien des années, j’ai enlevé pour deux sous trois francs -ce qui doit faire six fois moins d’euros- tout un lot de revues dont les plus anciennes datent des années 20, les plus récentes, 50. Papier tout jauni et typo pas toujours nette, mais des signatures à faire baver d’envie.
Morale de l’histoire : ne jamais dédaigner les vieux papiers…
Oui, sans remonter si loin, j’ai une petite collection de n° de la NRF des années 60-70 (au programme Michaux, Cioran, Perros, Bonnefoy…), mon Dieu!
quelques jours plus tard….
Suis en train de lire l’Herne consacré à Michon, paru fin 2017. « obligé de parler de » lui, PM dit ceci : un demeuré de la campagne sans bagage d’aucune sorte, sorti d’un internant dans un lycée reculé, débarquant dans une fac de province avec quelques velléités littéraires, mais d’une inculture crasse et ne bénéficiant de personne pouvant ressembler à un mentor. Comme ce jeune homme était ombrageux, qu’il s’était bricolé avec des auteurs à la mode trente ans plus tôt un panthéon peu original, il était désorienté et pour tout dire perdu. les nantis et les khâgneux qu’il fréquenta le lui marquèrent sans détour. Il lui fallait trouver quoi lire, c’est-à-dire élire, et vite, pour ne pas passer définitivement à côté. Les revues me furent vite un recours, car les revues trient, choisissent. Mais leurs hiérarchies ne se recoupaient pas. Les choix tout politiques et stratégiques des « Lettres françaises » et des « Temps modernes » me rebutèrent vite. Les codes grands-bourgeois qui présidaient en sous-main aux chois de la NRF me passaient au-dessus de la tête. Bien sûr il y avait le merveilleux Tel quel : mais c’était pour les normaliens, les grands nantis de la lettre, je n’étais pas chez moi. Tous ces gens ne firent que m’embrouiller davantage. Et c’est alors que Nadeau m’a sauvé la vie -enfin la vie…. la mise, mettons. »
Merci pour ce témoignage de Pierre Michon où l’on reconnaît son humilité simplement « humaine »…