Patrick Corneau


À nouveau le stylo d’André Rollin vagabonde dans le passé. Avec La Mémoire de l’iceberg publié en 2007 l’ex-critique littéraire au Canard enchaîné faisait la navette entre 1965 et 2005, entre l’actualité et sa vie parisienne, quarante ans d’aventures intimes et professionnelles, va-et-vient entre hier et aujourd’hui, compilation d’échos et pensées narquoises ou désabusées. Avec ce nouveau « roman », Je ne sais pas qui paraît aujourd’hui chez Phébus, l’intention et le propos sont autres. Il s’agit plutôt d’une archéologie des « années profondes »: André Rollin, plonge, au mépris de la peur, au fond de sa mémoire et questionne quelques images-symboles forts. Récit haletant, obsessif, lancinant (et parfois répétitif) au style onirique entre rêve éveillé et débondage analytique, tout en phrases saccadées et rupture de sens qui pourra déconcerter plus d’un. La mémoire quand on touche à l’essentiel, quand on atteint le point névralgique où s’originent les douleurs de l’existence, se refuse, se cabre, se bloque. Il faut donc les forceps d’un style idoine pour enfanter quelque lumière, quelques révélations sur le trou d’ombre dont nous venons. « Je ne sais pas, je ne sais pas qui je suis » écrit André Rollin. D’où viennent ces souvenirs qui hantent, s’accrochent à son récit? Quel crédit leur accorder? Ne sont-ils que les bribes d’un passé refoulé ou quelques étincelles d’une mémoire farfelue? Que signifient les images récurrentes de cet homme, enfermé dans une cave, avec des clous de girofle dans les joues? Et cette jeune femme croisée dans un bus à Alger? Fuyant quel danger? Dont le nom même n’est pas assuré: Louisa, Louiza?
Au fil des réminiscences qui se bousculent, des souvenirs arrachés, se dessine une tentative de contrôle des régions les plus reculées de la mémoire: l’enfance toulousaine, les vacances à la montagne entre cousins et les premiers émois sensuels, mai soixante-huit et l’exaltation d’une liberté offerte à tous vents, etc. Avec la basse continue de la plainte lucide contre une faculté à dépeindre qui se dérobe, contre le sentiment de ne pas progresser dans la difficile mise à plat du passé: caler, reprendre, assumer les jours sans esquiver, tricher. D’où ces interludes dialogués: une voix disparue, amie (un certain Fydal) ou hostile, vient titiller ou admonester l’auteur et le rappeler à son devoir d’auscultation intime, le sortir de ses égarements ou digressions complaisantes. Des femmes passent et les années éparpillées sur des cahiers à petits carreaux viennent malgré les doutes, le découragement, se ranger va comme je te pousse, selon une logique inexplicable (« Celle du temps? Celle du nombre de pages?« ) mais avec une constante: le bonheur et la douleur d’accoucher d’un texte.
On notera au passage des aperçus qui pourront paraître amers sur « l’après » de la vie professionnelle: « Tout s’efface. Les livres n’arrivent plus. Le téléphone se tait. Les déjeuners se font rares. Mon nom n’existe plus. Fini la ronde! Je leur laisse tout, qu’ils mangent des carottes, qu’ils bavardent de sourires. Je suis loin. Tout a changé. Les chefs sont racornis, des croûtons. Avec leurs suiveurs, les copieurs, les cliqueurs, les téléphonistes. Ils dirigent les événements, les fesses au chaud. Ils sont heureux. Moi, je contemple les étoiles. »
Ou sur l’actualité telle qu’elle tourne en rond, insane et inane: « J’entends des bruits qui montent de la cave, des gémissements. Des pleurs, des cris. À moins que ce ne soient que des rires, des chants. Il est permis d’avoir l’ouïe dérangée. À vérifier! Tous ces sexes à la télévision: cachés, invisibles. Alors que les experts n’arrêtent pas d’expliquer les événements, que les journalistes, elles, n’arrêtent pas de sourire. Que les informations se multiplient, changent de couleur. Sur tous les écrans. Où se brouille le monde, où s’enchevêtrent les catastrophes, où les discours creusent le vide. Tous les jours. À chaque heure. En continu, en boucle, comme on dit.« 
On l’aura compris, sous les apparences d’une fantaisie où la mémoire s’onirise, oscillant entre lecture rêvée et décryptage de soi, André Rollin nous offre un livre grave aux accents mélancoliques et même un peu testamentaires: une fois que les bruits mondains s’estompent, que reste-t-il d’une vie? Si la réponse n’est pas « dans » le livre, il est loisible de penser que c’est le livre lui-même qui EST la réponse…

Je ne sais pas d’André Rollin, Éditions Phébus, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: photographie ©Mark Melki / Éditions Phébus.

 

Laisser un commentaire

Patrick Corneau