Patrick Corneau

Je n’ai cessé ici et ailleurs d’avoir vis à vis de la technique une attitude sceptique, parfois même réprobatrice n’hésitant pas à condamner l’enfer qu’elle nous construit ou nous prépare. Tout cela au nom d’un humanisme bon teint qui ne coûte guère. Noble discours rédigé sur un iPad dernière génération qui se dévoue – prodige et miracle de la technologie la plus up-to-date – à promouvoir humblement ces emportements qui le nient de fait. Formidable hypocrisie, pharisaïsme absolu selon les termes de la définition qu’en donne Maurizio Ferraris dans Emergence: « attitude qui veut que la valeur morale de ce que nous faisons dépende des idées que nous professons, et qui part de la présupposition d’un sujet libre et constructeur du monde« . Autrement dit, je ne pense pas, je ne fais que me couler dans l’horizon épistémologique défini par DESKANT (Descartes – Kant) depuis trois siècles. Mon iPad qui, lui, PENSE, n’en peut mais… il rigole bien sous son écran et attend son heure. Maurizio Ferraris en remet une couche en pointant que pharisien parmi une palanquée d’autres pharisiens, je ne fais que m’aligner sur leurs équivalents, à savoir: « moralisme, suffisance, angélisme, moral cant, Gutmenshen, bien-pensants, etc. » Tout cela pour dire que Ferraris c’est le coup de bâton du maître zen qui vient vous délivrer de votre crampe dogmatique: il fait du bien là où ça fait mal ou le contraire. Peu importe, Ferraris est indispensable. Ferraris remet la philosophie « sur ses pieds » (comme Marx) ou plutôt il la réinscrit dans ce dont elle s’est toujours détourné: le réel. Et comme la technique EST notre réel ou désormais sa part la plus prégnante, il la réexamine à nouveaux frais dans le double volet de l’ontologie et de l’épistémologie, lesquels ont été confondus, souvent par erreur (en décrétant qu’il y a plus de réalité dans la cause que dans l’effet), parfois à dessein, dans le passé.
Écoutons Ferraris, le passage est un peu long mais sa démonstration est impeccable, elle avance comme un scalpel dans la mollesse de nos préjugés:
« Il est fort commun de considérer la technologie comme une aliénation. Il y aurait un en soi de la nature humaine, ce que nous sommes véritablement, et qui est un condensé de toutes les vertus: bonté, désintérêt, dia­logue, générosité, simplicité. Ensuite interviendrait la cor­ruption, à travers la technique et la société, qui apportent l’avidité, le mensonge, l’oppression, l’exploitation et bien d’autres calamités. Telle est la vision du monde que nous a laissée Rousseau, et qui se trouve au fondement de la très grande majorité des discours sur la technologie: tou­jours sur notre téléphone, toujours à se disputer sur les réseaux sociaux (et avant cela: toujours devant la télévi­sion), toujours à écrire des messages au lieu de parler avec nos amis et avec notre famille, que sommes-nous devenus, à quoi sommes-nous réduits… Cela revient à dire que si cela ne tenait qu’à nous, nous serions tout autre chose. C’est ce mal venu de l’extérieur qui nous transforme et nous aliène. Nous, en revanche, nous sommes originairement parfaits et autonomes, c’est-à-dire porteurs d’une moralité kantienne où le sujet de la loi est en même temps le législateur, et où il est en tout cas une source auto­nome de droit. En somme, nous sommes les porteurs de la signification pentecôtiste*.
Bien entendu, il n’en va pas ainsi. Nous sommes tou­jours sur notre téléphone portable, mais ne serait-ce pas parce qu’Aristote avait défini l’homme comme un animal doué de langage? Nous sommes toujours sur les réseaux sociaux, mais ne serait-ce pas parce qu’Aristote avait défini l’homme comme un animal social? La technique, tel est le point, n’est pas aliénation, mais révélation, c’est-à-dire qu’elle montre à l’humanité ce qu’elle est réellement, en bien comme en mal, par-delà les mensonges qu’elle se raconte à elle-même.
Faire l’hypothèse de l’aliénation, c’est justement recourir à la signification pentecôtiste. C’est penser qu’il y aurait une humanité indemne et entière, complète dès le départ, qui est transformée et déformée par l’intervention de quelque chose qui vient de l’extérieur. Cette vision de l’aliénation n’est pas seulement une vision fausse, mais une vision mythologique, soit qu’elle pousse des hauts cris sur la chute de la nature humaine hors de son état de perfection, soit qu’elle insiste au contraire sur la perver­sion introduite par les sciences et les techniques, comme le voulait Rousseau et comme le répètent tant de ses disciples plus récents. En effet, l’aliéné post-fordiste, qui travaille par projets et peut partir en vacances quand il le souhaite (pour être ensuite rappelé au front au moment où il s’y attend le moins), est-il un aliéné? Car il n’est certes pas content de devoir en permanence être en train de vérifier sur son téléphone portable qu’il n’y a pas d’appel aux armes, mais en même temps, rien dans sa vie ne rappelle ce que l’on nomme classiquement « alié­nation », à savoir le morcellement et la répétitivité, le fait d’être rendu étranger au fruit de son propre travail.
Le mobilisé « web » apparaît comme le prototype de l’homme entier et émancipé dépeint par Marx, l’homme qui a la possibilité de faire « aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas ». On remarquera en outre que le travailleur « par projets » est précisément chargé de mener à terme une totalité dont il est responsable, de sorte qu’il est l’opposé d’un Charlie Chaplin qui visse toujours le même boulon. Certes, lorsqu’il est en vacances, il peut toujours être atteint par une tâche pénible qui lui gâchera le week-end (voire toute la semaine en prime en fin de projet), mais il reste que ce qui lui est demandé n’est jamais qu’un enga­gement à l’égard de la totalité de ce dont il a assumé la charge: le mail qu’il doit écrire, l’appel téléphonique qu’il a dû prendre ont un sens organique au sein du projet dans lequel il s’était engagé. Ainsi, mutatis mutandis, le mobilisé n’est pas différent d’un poète touché par une inspiration au cœur de la nuit: comme lui, il pourra mourir jeune et pauvre; et comme lui, il sera la preuve vivante du fait que l’on peut ne pas être aliéné sans pour autant être heureux. »
On en arrive donc à la « révélation » de ce grand petit livre: « Dans la perspective de l’émergence, nous avons plutôt affaire à une révélation: il n’y a pas un en soi de la nature humaine, il n’y a pas de signification pentecôtiste, mais bien un devenir historique, où la technique joue un rôle constitutif: nous comprenons ce que nous voulons et qui nous sommes à partir des techniques que nous utilisons. La révélation ne s’est nullement conclue avec l’Apocalypse; elle se poursuit, justement grâce à la tech­nique, qui est le fondement de toute construction parce qu’elle renforce les dotations naturelles des humains, et qui constitue un domaine d’émergence tout autant voire plus que la société. »
Le mot est prononcé: émergence. Voici la thèse: « La conscience, le savoir, les valeurs et les philo­sophes transcendantaux sont des morceaux de réalité, au même titre que l’électricité, la photosynthèse et la digestion, et ils émergent de la réalité à la façon dont poussent les champignons. »
Ainsi pendant trop longtemps, la philosophie nous a raconté une histoire déprimante: il y aurait un Moi qui, à travers le langage et la pensée, construirait le monde, les autres moi et, si absurde que cela puisse paraître, le passé lui-même. Cette histoire est triste parce que cette position est de fait profondément conservatrice: c’est la réaction pure, c’est la négation de tout événement. Elle nous enseigne que rien de nouveau ne pourra jamais nous frapper, au titre de menace ou de promesse, et cela parce que le monde est tout entier à l’intérieur de nous.
Avec un langage créatif et des arguments aussi ironiques que contraignants mais sans aridité jargonnante, Ferraris nous raconte une autre histoire. Celle des rapports de l’esprit et de la lettre, de l’âme et de l’automate. Contre la tradition dualiste, il démontre que la lettre — son inscription, ses archives, sa mémoire — précède l’esprit. Sans documentalité, pas d’espèce humaine: « notre esprit est un appareil d’écriture« . L’analyse critique de la technique révèle des choses très anciennes, mais qui nous ont échappé. Que la réalité et la pensée qui la connaît proviennent du monde, à travers des processus et des explosions, des chocs, des interactions, des résistances et des altérités qui ne cessent de nous surprendre. Du Big Bang aux termites, du web à la responsabilité morale, ce que le monde nous donne (c’est-à-dire tout ce qui existe) émerge indépendamment du moi et de ses claustrophobies.
Le philosophe Maurizio Ferraris n’écrit pas pour les idiots, même s’il a écrit sur l’imbécilité un livre drôle et profond dont j’ai rendu compte. « Détachons les yeux du Je pense et tournons-les vers le web. » L’imbécilité certes est en marche sur le web où elle est extrêmement documentée, mais selon Ferraris donnons du temps au temps et nous ne serons pas à l’abri qu’un saut qualitatif qui fera émerger de la signification et, qui sait, une vérité révélante

* L’idéalisme postule une signification pentecôtiste, une signification tombant du ciel comme le Saint-Esprit durant la Pentecôte, selon laquelle il y a un sens antérieur et indépendant à l’égard des formes dans lesquelles il s’exprime et des manières dans lesquelles il s’imprime.

Émergence de Maurizio Ferraris, traduit (excellemment) de l’italien par Sabine Plaud, Collection « Passage », Éditions du Cerf, 2018.  LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: photographie ©Maurizio Ferraris / Éditions du Cerf.

 

  1. pascaleBM says:

    …. bouhhh… j’étais loin d’être convaincue la première fois (y suis retournée consciencieusement) et mon sentiment se confirme. Du téléphone portable à Aristote, en marche arrière….. non merci!
    Et si le « saut qualitatif » est devant nous (qu’en sait-il?) alors point n’est besoin de donner « du temps au temps », c’est sans la moindre relation.
    Et comme il reprend les vieux clichés sur Rousseau… je boude.
    A cette affaire de « projet » qui serait le contraire du travail aliénant je trouve qu’il manque -dans le format de ce pourtant long extrait- une analyse de la notion même de projet… qui -ô miracle- nous libèrerait ipso facto, alors qu’il est pourtant en lui-même et à lui-même un engagement.
    « La conscience, le savoir, les valeurs et les philo­sophes transcendantaux sont des morceaux de réalité, au même titre que l’électricité, la photosynthèse et la digestion, et ils émergent de la réalité à la façon dont poussent les champignons.«
    Peut-être, voire, mais il y a les morceaux pensants -qui, entre autres, peuvent agir sur les autres morceaux et ne s’en privent pas- et les non pensants. De la photosynthèse et de l’homme, laquelle est en capacité de comprendre l’autre? et dire cela ne relève pas, mais pas du tout, d’une philosophie « transcendantale »…

    1. Je comprends votre réaction face à l’audace de cet élève de Derrida qui bouscule l’orthodoxie philosophique. Il me fait penser au Michel Serres première manière (Hermès I, II…) contre qui l’université était vent debout…

  2. pascaleBM says:

    Comment dire? et brièvement : je ne sais pas ce qu’est l’orthodoxie philosophique… car, si elle existe, elle est sacrément protéiforme, et se déploie même en systèmes contradictoires. Elle a fait des marxistes, des platoniciens, des métaphysiciens, des existentialistes (athées et chrétiens) , des aristotéliciens, des cartésiens, des kantiens….
    Et que quelques universitaires mis en avant pour avoir répondu à l’appel des télévisions, soient « vent debout » ne fait pas une règle pour l’ensemble, qui travaille en silence, loin de la foule.
    Et puis les « audacieux » n’ont-ils pas été formés (eux disent « déformés ») par cette « orthodoxie » universitaire qu’il s’agit toujours de vilipender plutôt que de dire sa dette, y compris dans la distance. [Aristote, disciple de Platon pour mieux s’écarter, mais ça ne se règle pas d’un coup de plume… ou de calame plutôt.]
    Dire que la technique « constitue un domaine d’émergence tout autant voire plus que la société. » -même si je veux bien croire que tout cela est finement développé, me laisse perplexe. Le « tout autant voire plus que » fait partie de ces raccourcis qui évitent la difficulté. Car enfin, aucune émergence de l’humain sans vie commune -qu’il est la seule espèce à modifier profondément et dans la plus grande hétérogénéité, en même temps qu’il s’y soumet, faute de quoi il ne relève pas de l’humain. On peut toujours vouloir éviter l’expression « nature humaine », elle reste pourtant la plus pratique, la plus neutre si on use de précaution sémantique, mais aussi la plus chargée de puissance éthique et politique pour se dépasser.

  3. pascaleBM says:

    je viens de tourner la dernière page de « En attendant la fin du monde » de Baudoin de Bodinat. Comme ce n’est plus d’actualité, je parle d’ici même, je tiens à dire absolument que ce livre est une pure merveille, et combien cette lucidité est remarquable et presque doucement dite.
    (et bien qu’en désaccord avec la proposition d’une intention ou d’une signification ou d’une dimension rousseauiste de ce magnifique livre, grand merci Cher Lorgnon, de l’avoir défendu.Désolée d’être hors-sujet…)

    1. Quand on parle de Baudouin de Bodinat on n’est ni hors sujet, ni hors actualité car ce grand écrivain s’est placé d’emblée dans l’éternité de notre condition comme Pascal, comme Rousseau… Je suis comblé par votre enthousiasme.

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Patrick Corneau