Ce livre relève d’un genre assez rare: ni enquête journalistique, ni étude littéraire, ni fiction. Il se situe à la marge de ces trois approches – en y ajoutant, et ce n’est pas le moindre de son originalité, les réverbérations induites par l’écriture de cette quête sur la sensibilité de l’auteur, une sorte de work in progress intime qui sous-tend le texte et ponctue l’avancée narrative. Peut-être, tout autant que l’exploration d’une rencontre entre deux sommités de la littérature américaine, est-ce aussi, en filigrane, un portrait de l’auteur? Stéphane Lambert – qui a déjà publié de belles évocations d’artistes et d’écrivains (Rothko, Nicolas de Staël, Beckett) – s’inscrit dans la tradition prestigieuse de sa compatriote Marguerite Yourcenar et de ses biographies entre essai et récit en rêve.
Comparaison n’étant pas raison, il importe ici de situer la singularité de Stéphane Lambert dans cette « libre déambulation en compagnie de deux écrivains ». Grand lecteur et amateur passionné de Melville et Hawthorne, Stéphane Lambert a saisi la rencontre qui eut lieu le 5 août 1850 entre les deux écrivains pour dresser les portraits contrastés de ces deux figures complexes qu’un même fond de mélancolie rapproche et que des tempéraments opposés séparent. A l’analyse de cette amitié littéraire aux accents passionnels, Stéphane Lambert mêle des éléments de vie personnelle et des interrogations sur l’écriture (y compris sur les limites de la sienne), la fraternité ou le désir. C’est l’imbrication entre les faits historiques ou avérés* et les résonances affectives de cette complicité difficultueuse dans la vie de l’auteur qui rend ce livre profondément attachant. On voit que l’admiration, loin d’aveugler (comme un réflexe facile nous y invite) est un formidable tremplin pour la connaissance de l’autre. Dans le triangle Melville – Hawthorne – Lambert, l’admiration circule et fluctue entre estime cordiale et engouement passionnel avec toutes les nuances que peuvent prendre l’amitié et le désir, l’un pouvant contaminer l’autre avec les affres afférents: susceptibilité à fleur d’écriture, effroi devant l’émotion mêmement ressentie, méfiance puritaine devant l’appel de la chair, etc. Mais il est difficile de tuer les « poussées d’utopie », de ne pas rêver « d’un lien total où s’anéantirait ce qui éloigne, où l’on se rejoindrait dans l’harmonie ». Car s’il est un domaine où non seulement l’observation modifie l’objet observé, mais où en retour l’objet modifie l’observateur, c’est bien celui du « cœur aventureux » – d’où le parti pris chez Stéphane Lambert de fuir le registre des études littéraires et du discours ordonné pour « brûler la baraque » et s’engager dans cette zone d’interaction où le « mentir-vrai » de la haute littérature approche la vérité tragique d’un Hamlet. Zone où il n’y a plus de faux-semblants entre soi et l’abîme, là où l’être nu est placé face à la vérité de sa condition. A travers les errements de leur amitié, ce qui subsiste de la brève rencontre entre Nathanaël Hawthorne et Herman Melville est placé sous le sceau amer de la mélancolie. Sans doute native chez l’un et l’autre, le moment fraternel, aussi sincère fut-il, ne put en effacer l’empreinte. L’ombre l’emporte sur la lumière. Stéphane Lambert montre cependant comment leur « égale noirceur d’âme » enfin révélée (l’autre dans le soi), ils cheminèrent ensemble, s’influençant, dialoguant tacitement à travers leurs œuvres (Moby Dick est dédié à Hawthorne et sa dimension mythologique lui est entièrement redevable).
Finalement les mots qui avaient désorbité puis rapproché ces deux planètes solitaires, les éloignèrent tout autant, la coloration passionnelle que Melville voulut donner à ce fraternel alignement effraya, repoussa le discret et très contrôlé Hawthorne. Lui-même affecté par une histoire semblablement malheureuse, Stéphane Lambert a ces belles et définitives phrases: « C’était comme deux astres qui se croisaient dans le ciel, incapables de modifier la trajectoire qui les éloignerait. Où donc ailleurs que dans le désir de l’autre se sentait-on aussi proche de l’infini? »
Scandée en deux temps: « Été », puis « Hiver » (diastole-systole), cette odyssée de l’amitié se referme sur une dernière partie: « Hors-Saison ». Un épilogue qui porte haut si je puis dire la blessure des choses non abouties, brille par sa teneur effroyablement déceptive: Stéphane Lambert déroule la lente descente en enfer de Melville, abonné à des échecs répétés, divorcé d’avec son public et plus étranger au monde que jamais, il n’est plus, après 1856, que l’ombre de lui-même. Suit le récit pathétique du voyage que l’écrivain entreprend en Méditerranée après une dernière entrevue ratée avec Hawthorne devenu consul à Liverpool. Voyage au long cours de la désillusion où il ne cesse de se demander « Est-ce moi qui me suis séparé du monde ou le monde qui s’est séparé de moi? » Même destin pour Hawthorne qui, rentré à Concord après sept années d’exil européen, constate que « quelque chose s’était perdu en chemin. Un entrain. Un ancrage. Un lien qui l’attacherait fermement à l’existence. » Le sort partagé ne rend pas le passage vers la mort plus facile et il faut apprendre à vivre sans consolation.
C’est sur cet accord mineur à la limite de l’audible que se termine ce poignant récit qui n’est à la vérité qu’une autre manière d’aimer deux écrivains et, insigne présent pour nous lecteurs, de nous les faire aimer.
Ainsi la littérature apparaît-elle comme une incessante et glorieuse canonnade de coups de cœur.
* Restreints car cette amitié ne dure que 16 mois et ne laisse que 8 lettres, quelques traces dans des carnets ou des allusions dans la correspondance avec des tiers.
Fraternelle mélancolie, Melville et Hawthorne, une passion par Stéphane Lambert, Collection « La rencontre », 220 pages, éditions Arléa, janvier 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations: The Literary Table / Éditions Arléa.
Je peux ? une coquillette s’est nichée dans vos mots : le sceau amer (mieux que amère) de la mélancolie.
C’est un registre délicat en effet celui qui s’empare volontairement de difficultés bien suffisantes isolément, pour les brasser, tricoter, tresser, tramer. Cela demande une maîtrise surmultipliée. C’est tentant (d’y aller voir, je veux dire). Je garde un souvenir très fort du Leonard et Machiavel de Patrick Boucheron, une réussite liée évidemment à la connaissance pointue de son époque de prédilection, mais surtout à une très belle plume, ce qui n’est pas toujours le cas des universitaires qui s’en tiennent à la correction académique. Ce qui est déjà bien
par les temps qui courent. Pas obligé d’avoir tous les talents. Mais je m’égare là… les effets du vent qui souffle en rafales…
Merci pour le signalement de cette « coquillette » qui n’a pas échappé à votre vigilance – malgré Carmen, Eleanor (tiens, que des prénoms féminins!), vous ne perdez pas les amers… 🙂