La petite expérience que j’ai comme promeneur, et même plutôt flâneur dans Paris, m’amène à penser que pour saisir la forme d’une ville, il faut lever la tête, élever le regard au-dessus du macadam et regarder les façades, déchiffrer le langage de la pierre. Elles nous disent beaucoup. Encore faut-il leur prêter un peu d’attention et connaître les rudiments de la syntaxe que décline le discours architectural. Sinon, le spectacle de la ville nous paraît chaotique ou, pire, transparent. Habiter une ville, c’est nouer ce rapport sensible et curieux qui n’est pas déterminé par la ville elle-même mais bien par chacun d’entre nous. Si l’architecture communique par les formes et les espaces comme une langue le fait avec les mots, alors il est indispensable de donner la parole aux architectes et les entendre développer avec leurs mots ce langage des formes et des espaces.
C’est le propos de la collection « Architecture » dirigée par Anne Bourguignon chez arléa qui enrichit sa douzaine de titres par deux nouveautés à paraître (le 1er février). Deux rencontres, deux conversations pour découvrir deux acteurs essentiels de l’architecture et de l’urbanisme des soixante dernières années: Ieoh Ming Pei et Fumihiko Maki.

Quelques mots pour le futur – Un siècle d’architecture est un échange éblouissant de liberté de ton et d’amour du métier entre deux sommités. Rares sont les témoignages d’une telle intensité et d’une telle liberté entre Maîtres de l’architecture. Ieoh Ming Pei est célèbre en France pour sa réalisation en 1983 de la pyramide du Louvre à la demande de François Mitterrand. Né à Canton en 1917 c’est aujourd’hui un vaillant centenaire qui, en 2008, à plus de 90 ans concevait encore le magnifique musée d’art islamique de Doha au Qatar et l’année suivante le Macao Science Center en Chine. L’intérêt de cette conversation avec son ami Fumihiko Maki est d’entrer dans les coulisses du métier et de montrer qu’un architecte est avant tout un chef d’entreprise, un homme orchestre chargé de faire dialoguer et collaborer les nombreuses parties impliquées dans un projet: gens de métiers (urbanistes, ingénieurs civils, promoteurs, etc.) mais aussi politiques et institutionnels. Il faut beaucoup d’intelligence, d’ouverture d’esprit et de diplomatie, sans parler de force de caractère en optimisme et ténacité, pour aboutir à une réalisation. C’est avec beaucoup de drôlerie et une ironie bienveillante que Ieoh Ming Pei évoque la véritable lutte qu’il dû mener auprès des conservateurs du Louvre farouchement opposés à son projet et arriver à un compromis qui respecte les désirs de tous – là encore par le dialogue en confiance et surtout en proposant une solution globale qui s’attachait moins à un aspect strictement architectural (la pyramide) qu’à une redéfinition par le projet lui-même de l’établissement-musée dans son organisation et ses fonctions (une « ville de musées » en sous-sol). On voit par là que l’architecture dépasse de loin les seuls aspects esthétiques, elle peut conduire à reconsidérer la destination même du bâtiment ou monument, ici musée (mais cela peut être une école, une université, un habitat résidentiel…) en fonction du facteur humain et de son adaptation aux nouvelles technologies. La dernière partie de ce petit livre est consacrée au rapport entre art et architecture. On a un peu trop tendance, peut-être à cause de l’histoire récente des reconstructions d’après-guerre, à envisager le métier d’architecte du côté de l’artisan-ingénieur – certes il faut qu’un pont tienne et la résistance des matériaux n’est pas à négliger – mais l’architecte doit aussi avoir un dialogue « inspirant » avec les artistes, si ce n’est se faire lui-même artiste. Là est peut-être la différence entre les honnêtes faiseurs et les génies comme Pei et Maki, sans parler de leurs illustres devanciers, modèles et maîtres, Le Corbusier, Alvar Aalto, Kenzō Tange, Mies van der Rohe, Walter Gropius, Frank Lloyd Wright. Oui, il n’est pas abusif de dire que cette conversation brillante et enjouée est un manuel de l’architecte heureux!

Fumihiko Maki, architecte au long cours est issu de la rencontre de Michel Thiollière, maire de Saint-Étienne (ayant engagé sa ville dans une mutation urbaine sans précédent) et de Fumihiko Maki. Lauréat (comme Pei) du prix Pritzker (le Nobel de l’architecture) en 1993, Fumihiko Maki est un des grands maîtres d’une architecture moderne nourrie de culture japonaise. Là aussi par le biais d’une conversation intense et sinueuse, Michel Thiollière nous fait découvrir un acteur essentiel de l’architecture et de l’urbanisme contemporain international. Cet échange, sous le signe de l’amitié et de l’admiration, permet à Fumihiko Maki de donner à travers la présentation de ses réalisations et un commentaire circonstancié jamais pontifiant ni ésotérique, la quintessence de sa philosophie de l’architecture. Et cela est passionnant. Je dois dire que certaines notions développées par Maki m’ont permis de comprendre rétrospectivement le choc, ou plutôt le charme que j’avais ressenti à Tokyo (Tokyo saudades) en déambulant dans ses avenues, rues et quartiers, à savoir cette impression de sécurité euphorisante, de bien-être paisible et même de sérénité dont je ne m’expliquais pas la force évidente (au strict opposé de ce que je ressens à São Paulo, ville « cubiste » agitée, à l’intelligence caféinée, toute en réflexes, électrisante et violente). Je n’ai pas la place ici d’expliciter la singularité de l’approche de Fumihiko Maki mais, pour être bref, disons qu’elle se fonde sur deux notions cardinales: « l’espace intérieur » et le « vide structurant » (c’est-à-dire susceptible d’engendrer un aménagement de l’espace). Choses éminemment traditionnelles que l’on retrouve dans l’art des jardins et l’urbanisme de cités ancestrales comme Kyoto et Tokyo (ainsi du « vide » du Palais impérial, anneau opaque de murailles, d’eaux, de toits et d’arbres dont le centre lui-même – la résidence de l’Empereur – est invisible et autour duquel toute la ville se déploie). Il s’agit bien là d’une architecture imprégnée du meilleur de la culture japonaise: respectueuse de l’espace et de la nature, sensible à l’appropriation sociale des lieux. Une architecture qui enrichit nos vies dans nos villes, nous rend heureux d’être là où nous sommes. Ce qui fait dire à un couple qui passait au rez-de-chaussée du bâtiment WTC 4, une des tours de Ground Zero à New York conçue par Fumihiko Maki: « C’est une très belle architecture. Le bâtiment reflète la beauté de la ville. Il reflète la beauté des âmes de tous ceux qui ont malheureusement péri ici. Nous aimons y venir. Il s’en dégage une vraie chaleur, beaucoup d’émotion. »
Que dire de plus?

Quelques mots pour le futur – Un siècle d’architecture, Fumihiko Maki, Ieoh Ming Pei, traduit de l’anglais par Thierry Gillybœuf, Collection « Architecture », arléa.
Fumihiko Maki, architecte au long cours,  Fumihiko Maki, Michel Thiollière, Collection « Architecture », arléa.
LRSP (livres reçus en service de presse)

Illustrations: photographie ©Lelorgnonmélancolique / arléa.

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Patrick Corneau