« Il est allongé au fond de l’océan. Il est immobile, longiligne et tubulaire, gris ou peut-être noir, dans l’obscurité on ne sait pas très bien. Il ressemble à ce qui se trouve dans nos salons, derrière nos plinthes, entre le mur et la lampe, entre la prise de courant et celle de l’ordinateur: un vulgaire câble.  »
Par cet incipit d’autant plus étrange qu’il interpelle directement le lecteur, Aude Seigne nous entraîne dans un univers quasi inédit en littérature. Un lieu qui est partout et nulle part à la fois et qu’elle parvient à nous rendre pour une fois concret, tangible: internet. Une gageure, car ce monde peut se révéler aussi « excitant » que peuvent l’être les millions de lignes de codages qui le constituent… Pourtant ce récit se révèle prenant de bout en bout. Ce n’est pas Houellebecq certes, mais l’écriture de Aude Seigne, fine et sensible, sait habilement doser didactisme et littérature pour mettre à notre portée le web et ses dérives. Le propos est ici programmatique: rendre concret ce phénomène technologique que nous envisageons à tort comme transparent, absolument immatériel, en poser les contraintes et limites, puis les faire exploser et observer le résultat.
Orchestrant un récit choral, un peu à la manière de Dos Passos, Aude Seigne prête la parole à différents personnages emblématiques de la génération Y, nés avec internet et vivant à présent par et pour lui.
Il y a Oliver, June et Evan qui vivent en couple à trois (un « trouple »), un libraire, une cosmétologue, un community manager (qui se fait pirater son identité), puis Matteo et Pénélope, mari et femme, plongeur et développeuse-spécialiste du code, Kuan et Lu Pan, un père, veuf, gestionnaire de conteneurs au port de Singapour et son fils, star des jeux vidéo sur YouTube à l’insu de sa famille, et enfin, Brigit, la belle écologiste solitaire, militante d’un internet « propre » pour une ONG qui rêve secrètement d’amour avec un Samuel trop virtuel… Tous offrent un prisme contrasté sur internet et leurs discussions sont autant d’exposés didactiques sur le web et ses limites, ses nuisances écologiques ou ses bugs, ses aberrations existentielles. Si Une toile large comme le monde fait la part belle au récit documentaire, cette dimension faite d’un vocabulaire technique précis, de témoignages argumentés, de données statistiques n’est jamais pesante ou lourdement didactique. Ces informations accessibles, pragmatiques et souvent surprenantes sont distillées avec subtilité dans ce qui reste avant tout un roman.
À travers cette vulgarisation « romancée » c’est une critique à charge d’internet sous l’angle écologique et surtout humain qui se met en place. Que ce soit par des observations personnelles comme par celles de ses personnages, Aude Seigne met en balance l’espace naturel et l’espace technologique, la vie dans ce qu’elle a de primitif et d’essentiel et les existences virtuelles voire factices que génère internet. L’équilibre entre ces deux mondes est hautement problématique. Ce tiraillement se ressent jusque dans l’intimité des personnages, écartelés entre les bienfaits et les nuisances que leur cause internet. D’un côté, ils en ont besoin dans le cadre de leur travail, de l’autre, internet les spolie en les isolant de ceux qu’ils aiment ou en dévastant leur environnement. Internet devient ainsi une espèce de monstre marin, froid, implacable et surtout invisible bien qu’omniprésent. Un Léviathan numérique dont tout le monde dépend, qui nous traque et qu’on voudrait abattre. Le récit bascule alors en roman d’anticipation apocalyptique, comme le présage la visite au lac toxique de Baotou en Mongolie-Intérieure où sont déversés les déchets des matières premières qui servent à fabriquer nos smartphones et leurs batteries.
Incapables de s’en passer mais conscients des dégâts que la Toile cause dans leurs vies privées comme dans l’environnement, les personnages sont progressivement convaincus que le monde court à sa perte. Seule une action radicale permettrait une « pause » à leur déréliction. C’est donc poussés par une irrépressible pulsion destructrice que les personnages d’Une toile large comme le monde se connectent les uns aux autres pour fomenter un complot en vue de déclencher La Panne générale. Tenter d’arrêter la Machine* en coupant internet, c’est-à-dire en sectionnant les 368 câbles sous-marins… Espérant, si ce n’est la fin du monde, au moins la fin d’un monde. Évidemment, c’est un autre chaos qui survient et constitue l’épilogue de cette tragédie de la démesure, de l’hubris grecque et du nihilisme.
La partie « apocalyptique » du récit m’a paru faiblement crédible, même si Aude Seigne s’efforce de la consolider par un fort réalisme. Au fond, c’est moins le sort d’un monde post-internet qui intéresse dans ce roman que celui des protagonistes et de leur fonctionnement mental. Car en filigrane, Aude Seigne livre une analyse glaçante de la génération qui suit la sienne. Une génération qui ne cesse de répéter « J’ai le droit », exprimant de manière péremptoire un « droit de s’élever contre »: l’école, l’autorité parentale, les règles communes et même la loi en général… Sans véritable idéal commun, sans projet de société, elle serait capable de tout détruire par pur opportunisme. Parce que cette radicalité rejoint la volonté de puissance d’un « je » revendicatif et catégorique ou l’expression d’un mal-être personnel, voire d’un caprice infantile – ni plus ni moins. Dans nos sociétés la défense de l’individu s’est transformée en un individualisme forcené qui veut imposer à la collectivité la reconnaissance de son identité, de son statut, de ses particularismes les plus singuliers, de ses idiotismes les plus extravagants.
Cette génération ludo-hédoniste aurait-elle perdu le sens des réalités? Serait-elle polluée, dénaturée par la virtualité d’un système qui l’a vue grandir? Comme le dit Lu Pan (le gamer) en conclusion: « Dans le jeu, je peux simplement essayer et voir ce que ça donne. Il n’y a pas de conséquence. » Il n’y a pas de conséquence, autrement dit: « après moi le déluge… » Exit le « nous », exit l’avenir… Et si cette mentalité sans esprit de suite, inconséquente, devenait le nouveau mal qu’il faudrait craindre?
Les dernières pages laissent passer un mince rai d’espoir: ces naufragés du web (nouveaux réfugiés numériques!) ne sont pas perdus pour eux-mêmes; lentement, difficilement, les yeux dessillés du mirage internetique, ils semblent (re)trouver une certaine présence humble, fragile, au monde. Lequel leur renvoie cette bonne nouvelle: ils sont au monde et ils sont du monde.

* A lire de toute urgence, l’étonnante nouvelle d’E.M. Forster (1879-1970), publiée pour la première fois en 1909: La machine s’arrête où l’on découvre une société dominée par la technologie, où les rapports humains n’ont lieu qu’à travers des écrans, où l’idée même de sortir de son habitation devient une source d’angoisse intense… Texte republié fort opportunément par une petite maison d’édition décalée et passionnante nommée le Pas de côté.

Une toile large comme le monde de Aude Seigne, éditions Zoé, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: câble sous-marin de fibre optique / Éditions Zoé.

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Patrick Corneau