Alexandre Vialatte (qui aimait se présenter comme écrivain « notoirement méconnu ») est mort en 1971 dans l’indifférence générale. Et pourtant, je suis prêt à donner l’œuvre entier de Jean d’Ormesson à qui la France vient de rendre un hommage national pour une seule chronique d’Alexandre Vialatte – on ne peut comparer la légèreté spirituelle d’un amuseur de salons et de plateaux télévisés à la profondeur d’un humoriste pascalien expert en « vieux petit temps ». Car le « vieux petit temps » survit secrètement dans la modernité. C’est le puits artésien qui irrigue nos vies et qui fait qu’Alexandre Vialatte n’a jamais cessé d’être actuel, puisqu’il est de toujours*. Pourra-t-on en dire autant de Jean d’Ormesson dans… 46 ans?

« On ne se méfie jamais assez de l’intelligence. L’intelligence rend l’homme pensif. C’est un état qu’il ne supporte pas quand il n’en a pas l’habitude. Il tombe dans la neurasthénie, quelquefois même dans l’arithmomanie: il compte alors les lames de son plan­cher, les livres qu’il a lus, les rinceaux du plafond; il additionne le nombre des étoiles avec celui des sergents de ville; il se trompe, recommence, et il fait peine à voir. Jamais, d’ailleurs, son total n’est exact. C’est ce qui arriva à Louis XVI, après son retour de Varennes, suivant Mlle de Mirecourt.
Et ce n’est encore qu’un résultat lointain de l’abus des facultés intellectuelles. Il ne faut jamais mettre un homme, sans un entraîne­ment progressif, en face d’une situation qui l’oblige soudainement à réfléchir à plusieurs choses. Le sang afflue au cerveau, le teint passe au violet, le front se plisse, les yeux restent vides, la tête peut deve­nir aussi grosse que celle d’un académicien. Tout est à craindre en de telles conjonctures, comme du scaphandrier qui remonte à la sur­face après une importante plongée.
Le repos s’impose, et des bains de pieds à la moutarde. André Maurois rapporte un cas limite bien fait pour effrayer les esprits téméraires dans sa Vie de Disraeli: celui de M. Bentink, un parfait gentleman, membre de la chambre des Communes où il n’avait jamais rien dit. Disraeli le prit pour coéquipier et M. Bentink fut obligé de penser un peu. On le retrouva mort dans un champ, il y était tombé sur la face. « C’était un homme, explique Maurois, peu habitué au travail de l’esprit. » Et cependant, pour ne pas faire deux choses, il avait vendu tous ses chevaux.
On voit par là les gros dangers de l’intelligence. L’homme se fane comme l’herbe des champs. Il risque de tomber sur la face. De lon­gues vacances sont à prescrire immédiatement. »
Alexandre Vialatte, « Nécessaires vacances de l’esprit », Almanach des Quatre Saisons, Julliard,  1981.

* Témoignages et preuves sur France inter avec Guillaume Galienne et François Morel.

Illustration: Croquis d’Alexandre Vialatte de Lavoro © AFP /Leemage/Lavoro.

  1. pascaleBM says:

    Préférer les ‘notoirement inconnus’ aux ‘connus notoires’ qui consolident la vacance de l’esprit, si j’ose l’oxymore. Je parle de l’esprit fin comme le sel qui ne s’affiche pas comme tel, suivez mon regard, et dont on sait, rien qu’à le (re)voir en plateau-repas qu’il est là pour jouer le rôle de l’écrivain encanaillé-mais-qui-sait-se-tenir… une (grosse) pincée de citations, une réplique cinglante mais drôle, l’œil qui frise, le succès public est assuré, on va acheter, on n’est pas obligé de lire… Recette pour fabriquer un connu notoire. Il faut quand même savoir écrire, pour le métier d’écrivain, ce qui est le cas de l’homme aux yeux bleus, gardons un soupçon de charité aristocratique.
    Des deux, A.Vialatte est le véritable immortel.

    1. Vous avez tout dit en donnant la recette du « connu notoire »: « le succès public est assuré, on va acheter, on n’est pas obligé de lire… ». Oui, certes, des deux « notoires », Alexandre Vialatte est « le véritable immortel ».

  2. je crois me souvenir que ce « vieux petit temps » est une référence à Pourrat, dont Vialatte était l’ami…. Jai récupéré chez ma défunte mère les oeuvres complètes de Kafka dans la traduction de Vialatte.

    1. Oui, votre souvenir est exact. Pourrat fut l’ami, le mentor et l’inspirateur de Vialatte. Vialatte est considéré comme le meilleur traducteur de Kafka, son essai sur l’écrivain tchèque est aussi remarquable (« Le fidèle Berger », roman étrange et troublant est un hommage indirect à l’univers kafkaïen).
      🙂

  3. voilà, dans les Chroniques de la Montagne 1er octobre 1963 : Pourrat parle d’un « vieux petit temps ». « Un vieux petit temps, tout resserré entre le four et le fagotier » qui sentait le lait caillé, la fumée de résineux.
    Et, tant que j’y suis, quelques mot sur la gloire, justement, chronique du 9 juillet 1963 :
    La gloire est une affaire qui ne concerne plus l’homme auquel elle voudrait s’adresser. Je redoute le jour où Pourrat sera mis en bronze dans un square. D’abord parce que, ce jour-là, pour ceux qui l’ont aimé, il sera mort une seconde fois. On n’est jamais plus mort qu’en bronze. Ensuite parce qu’à partir de ce geste nécessaire, il entrera dans l’anonymat. Il pleuvra, il fera noir, le square sera fermé ; des enfants qui reviendront de l’école, regardant à travers la grille, verront cette silhouette dans l’ombre, plus noire que l’ombre, et demanderont qui c’est.
    Avec respect au maximum. Voilà la gloire. Elle consiste à être oublié.
    Oublié de façon personnelle.
    Et c’est ainsi qu’Allah est grand.

  4. serge says:

    D’ormesson a davantage été célébré comme brillant causeur ou aristocrate malicieux et jouisseur. Personne ne s’est risqué à parler d’un grand écrivain en citant ses oeuvres les plus marquantes.
    Chez Gallimard ils font ce qu’ils veulent mais qu’il soit dans la pléiade et que Vialatte n’y soit pas, ça fait tache.

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Patrick Corneau