Fleur Jaeggy, née à Zurich mais de mère italienne a passé son enfance et son adolescence dans différents pensionnats suisses et s’est installée à Rome dans les années 1960. Épouse de l’écrivain et éditeur Roberto Calasso, elle vit à Milan depuis cinquante ans. Fleur Jaeggy est une personne très singulière dans le monde des lettres transalpin, et pas seulement pour avoir contribué à faire découvrir en Italie une certaine littérature germanophone – elle fut proche de Thomas Bernhard – elle a par exemple traduit le Suisse Robert Walser. Elle est considérée par beaucoup comme la plus grande auteure de langue italienne. Ses romans peu nombreux mais d’une teneur hors du commun sont traduits en dix-huit langues.
De Fleur Jaeggy, il n’est rien de supérieur à son roman Les années bienheureuses du châtiment, chef d’œuvre que j’ai lu il y a quelques années et dont Joseph Brodsky a dit: « Temps de lecture: environ quatre heures. Temps du souvenir: toute une vie. » Peu d’écrivains peuvent s’enorgueillir d’un pareil hommage.
Ce talent a été récompensé par le Prix littéraire international Giuseppe Tomasi di Lampedusa en 2015 pour Sono il fratello di XX paru chez Adelphi. Je suis le frère de XX paraît en français aujourd’hui chez Gallimard dans la belle traduction de Jean-Paul Manganaro.
Vingt et un récits de froid et de silence de la plus secrète des auteures italiennes. Vingt et un textes singuliers, raffinés et ambitieux dans lesquels la mort, mais aussi les animaux, les objets (portrait peint ou photographie) reviennent régulièrement, pour former un monde qui échappe aux contingences de temps et de lieu.
« Il marche distraitement, presque à l’écart de lui-même. La distraction n’empêche pas son regard mélancolique de veiller. Paroles, paysage, silence, dirait Frost. Est-ce le gel qui crée le poète? » L’homme qui marche ainsi dans les rues de Brooklyn « pour respirer », sans but et à la portée du froid, c’est justement Joseph Brodsky. Un poète qui considère que « Tout lieu est pour lui une ville mentale appelée Negde, qui en russe signifie nulle part. » 
De ces nouvelles, portraits, souvenirs composés on retiendra l’énigmatique « frère de XX » dans le récit éponyme qui ouvre le recueil. Un garçon timide et sensible que sa sœur aînée (qui pourrait bien être l’auteure!?) espionne, houspille et protège au point de vouloir son bien abusivement (jusqu’à « ce que mort s’ensuive ») lui explique posthumément qu’elle se trompe sur les raisons de son suicide. Ici Fleur Jaeggy est à son affaire, elle est inimitable pour sonder l’écheveau des liens familiaux, leur complexité parfois délétère. Explorant les plaies de haine et d’amour avec un réalisme clinique saisissant, elle décrit avec un regard presque sadique l’imparable et fatale progression d’une relation destructive. Avec art, un peu à la manière d’Hitchcock, elle installe l’issue mortelle comme une sorte d’attracteur étrange qui hante le récit dès les premières lignes, plane puis pèse sur l’atmosphère et nous embarque, nous lecteurs, impuissants et fascinés.
Ce regard d’entomologiste n’est pas sans humour. Ainsi dans la nouvelle « Une rencontre dans le Bronx » qui débute par l’esquisse d’un portrait inattendu d’Oliver Sacks (qui a toujours chaud et ne cesse d’ouvrir grand les fenêtres), le récit oblique soudainement vers l’aquarium du restaurant où à défaut de participer à la conversation entre le célèbre neurologue et son mari, la narratrice noue un muet dialogue compassionnel avec un poisson qui lorgne la salle en attendant d’être mangé. Comme le chat dont elle parle (p. 85) qui soudainement se détourne de sa proie, se « distrait », regarde ailleurs, ainsi fait l’écrivain selon Fleur Jaeggy: « La divagation du thème, l’évasion d’un mot, et en même temps la chasse aux mots, s’en défaire: ce sont autant de modes mentaux de l’écriture. »
Je m’arrête là car l’imaginaire atypique de Fleur Jaeggy ne se raconte pas. Il faut s’immerger et se laisser guider par cette voix délicatement ensorceleuse. Enrique Vila-Matas l’un de ses plus fervents admirateurs a parfaitement défini sa singularité*: « Elle oublie la pénible marque féminine et intègre la dureté, la cruauté et la sobriété à ses glaciales, mais émouvantes et terribles histoires, désespérément intelligentes, fragiles et étonnamment vigoureuses. »
Ne manquez pas cette écrivaine effroyablement exquise, vous goûterez à ce que Thomas de Quincey appelait la « dark frenzy of horror », l’obscure frénésie de l’horreur.

* Dans son indispensable Journal volubile, traduction d’André Gabastou, Bourgois, 2009.

Je suis le frère de XX de Fleur Jaeggy, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Éditions Gallimard, Collection Hors-série littérature, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Éditions Gallimard.

  1. pascaleBM says:

    Je sens que cette Fleur va me séduire. « évasion d’un mot », « chasse aux mots »… c’est aussi par le papillonnage, le volettement, l’opportun passage d’un son enclos en quelques lettres que commence, peut commencer parfois, une écriture, un texte, une page, une ligne, une phrase. Ces chuchotements-là, imperceptibles à qui ne les a pas toujours préférés à tout autre chose du monde, finissent par bruisser et si fort s’impatienter qu’ils ne se peuvent retenir. Je me dis que cette fleur est cet écrivain-là. Et que votre responsabilité est immense, cher Lorgnon, de nous donner cette envie-là…

    1. Comme disait Alexandre Vialatte la plupart des livres qui paraissent aujourd’hui « sont remplis d’un grand vide comme l’ampoule électrique mais sans filament lumineux ». Là avec Fleur Jaeggy on est plutôt du côté de la lampe flash… Surtout commencez par « Les années bienheureuses du châtiment ». C’est un éblouissement. 🙂

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Patrick Corneau