J’ai l’oeil, je n’oublie à peu près rien, ce que j’ai oublié, je l’invente.

Lire Marie-Hélène Lafon, c’est un peu comme lire Patrick Modiano. On attend une petite musique. On la connaît, on a besoin d’elle pour sentir que la langue existe. C’est comme ça.
À chaque fois elle est là, fidèle comme un ami, entêtante, forte d’une présence inimitable, pleine de cette rudesse qui vous empoigne par la nuque et vous colle le nez à la réalité. À chaque lecture, c’est imparable, on est entraîné, embarqué, impossible de résister. Et pourquoi non? Au nom de quoi refuser cette jouissance avec les mots? Au nom de quoi barguigner notre admiration pour ce grand art de diseuse de non-aventures? Pour ce grand talent à faire vivre les gens de peu, à dire, servir les âmes belles des humbles? Grand écrivain, il faut l’être pour jouer la mélodie sans prétention de la routine. Car les vies que met en scène Marie-Hélène Lafon ne flambent pas dans l’héroïsme, rien de la « high-life » des gogos-bobos à têtes de best-sellers. Non, comme le dit un des personnages, ils sont « enroutinés » dans l’ordinaire de la vie, autrement dit, l’essentiel. Et l’essentiel n’est pas gris. Comme la religion, il est plein de couleurs – des couleurs que nous ne voyons plus. Parce que nos rétines sont aveugles. Nos yeux sont fatigués, ils ont vu trop de néons blafards, trop de lumières flashy, trop d’images surexposées par et dans les douteux spectacles qu’on nous inflige à force d’écrans. Oui, nous avons perdu de vue les pastels des solitudes urbaines, l’ombre furtive des passants ordinaires. Nous avons perdu le nuancier des vies en demi-teintes.
Curieusement c’est l’éclat cru des mots glorieux et francs du collier de Marie-Hélène Lafon qui, imprégnés de fraternelle empathie, nous ramènent à la vérité des choses, à leur intensité, à la probité des êtres, à leur dignité sans apprêt, sans pose mais non sans profondeur. La littérature peut-elle contredire les défaitismes, les scepticismes de tous bords? Peut-elle nous extraire de la falsification générale? De ce marasme flottant sous un recouvrement d’ennui? Serait-elle une de ces lignes de fuite où l’on frôle les plus grands dangers? Où la vie s’offre à tous risques et périls, loin des routes sûres de la modernité planifiée, contrôlée, protégée, sécurisée, immunisée, sanctuarisée?
Marie-Hélène Lafon, livre après livre, avec exigence et patience, en apporte la preuve éclatante.

« La capacité de recom­mencement des femmes, et des hommes parfois, me terrasse, et m’émeut. C’est là, c’est donné, il suffit de regarder et d’écouter. Les femmes surtout, certaines, comme elles sont vaillantes, comme elles veulent y croire, et paient de leur per­sonne, de tout leur corps qui fabrique les enfants, et les nourrit; et elles se penchent, vêtent, nouent les écharpes, ajustent les manteaux, consolent vérifient admonestent caressent, ça ne finit pas. Comme elles sont dévorées et y consentent ou n’y consentent pas ou n’y consentent plus mais peuvent encore, font encore, parce qu’il le faut et que quelque chose en elles résiste, conti­nue. C’est chaque jour et au bout des jours ça fait une vie. J’ai compté ça, j’ai compté le nombre d’écharpes nouées, de goûters glissés dans les cartables en cinq années d’école primaire à raison de deux enfants par femme. J’ai toujours aimé ces calculs incongrus, calculs mentaux, le poids des yaourts transportés pour la consommation d’une famille de quatre personnes en un an à raison d’un yaourt par jour et par personne, et de cent vingt- cinq grammes par pot de yaourt blanc brassé ordinaire. »

*

« Parfois je m’assois dans les églises pour penser à ma mère; je lui parlerais presque. Je ne crois en rien, nous sommes seuls et nous ne serons pas secourus, mais j’aime les églises alanguies dans le creux des après-midi. Je ne parle ni des cathédrales orgueilleuses ni des basiliques perchées, ni de la Madeleine ni de Saint-Germain-des-Prés, ni de Saint-Étienne-du-Mont ni de Saint-Sulpice, je parle des églises sans qualités, des églises de semaine, assoupies, à peine frottées de catéchèse par des dames de bonne volonté que chapeaute de loin un prêtre encore jeune, expéditif et souriant. Même dans les villes, même à Paris, à l’heure du goûter, la trépidance ordinaire reflue dans le ventre des modestes églises de quartier; la température y est à peu près constante, la lumière aussi, le temps s’y oublie, on y berce à bas bruit des douleurs irrémédiables, personne ne demande rien à personne, le confessionnal est vide, les araignées s’affairent, ça sent la poussière froide, ça sent gris, c’est assez laid, on ne sera ni dérangé ni bousculé. Je pousse de lourdes portes capitonnées, je surprends des silences, je hume des fer­veurs muettes qui me sont interdites, je me rassemble. »

Nos vies de Marie-Hélène Lafon, Éditions Buchet/Chastel, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Chaïm Soutine, « La femme entrant dans l’eau », 1933 / Éditions Buchet/Chastel.

Prochain billet le 25 octobre.

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Patrick Corneau