Un philosophe c’est quelqu’un qui ne caresse pas la doxa dans le sens du poil. C’est quelqu’un qui, dans l’hébétude générale remet les pendules à l’heure, qui nous sort du sommeil douillet de l’inconscience satisfaite. Michel Serres est de cette sorte – je n’ai pas toujours adhéré à ses béatitudes progressistes mais je reconnais et apprécie l’intempestivité de son regard de philosophe-sachant (et qui pense avec ses mains selon la définition de Heiddeger) sur notre monde. Elle est salubre et salutaire. Au moins elle nous sort de la veulerie des rebelles de plateaux TV, des loukoums pour chaisières du politiquement correct et autres pop-filosophes…
D’abord, j’ai bien aimé que ce petit livre soit proposé sur le comptoir de mon libraire, à côté de la caisse comme une boîte de Cachou ou un bonbon acidulé: effectivement, il fait passer la mauvaise haleine des idées reçues ou des opinions rassies, ternies par le train-train de la répétition ou la myopie de leur usage.
De quoi s’agit-il au fond? Du dialogue inter-génération (parfois musclé) entre les Grands-papas Ronchons et les Petites Poucettes (archétype de la jeune fille  appareillée/appairée à son smartphone dont certaines ne sont pas doucettes). Mais laissons Michel Serres « vieillard » autoproclamé (ou « Pépé Michel » p. 72) s’expliquer: « Dix Grands-Papas Ronchons ne cessent de dire à Petite Poucette, chômeuse ou stagiaire qui paiera longtemps pour ces retraités: C’était mieux avant. Or, cela tombe bien, avant, justement, j’y étais. Je peux dresser un bilan d’expert. Qui commence ainsi: avant, nous gouvernaient Franco, Hitler, Mussolini, Staline, Mao… rien que des braves gens; avant, guerres et crimes d’état laissèrent derrière eux des dizaines de millions de morts. Longue, la suite de ces réjouissances vous édifiera. »
Et nous sommes amplement édifiés par la longue liste de ces calamités dont la modernité (que des ingrats appellent « merdonité »), le progrès (ce presque gros mot dans l’oreille des néo-conservateurs) nous a délivrés. Le privilège de l’âge, c’est de pouvoir faire des bilans, d’être autorisé à parler du passé en connaissance de cause puisque comme dit Michel Serres « j’y étais! ». Et notre académicien de reparcourir les étapes d’une vie qui ne fut pas toujours une sinécure, loin s’en faut, mais traversée, bousculée, enténébrée par les aléas du temps: guerres (hécatombes), métiers manuels (usants, harassants), nutrition (famine, alcoolisme), hygiène (déplorable), voyages (longs, lents), condition féminine (sujétions et privations), condition masculine (règne des pères, autoritarisme), sexualité (taboue), éducation (illettrisme), information (centralisée, contrôlée), etc. Néanmoins, il y a des failles, des faillites dans le mieux-être actuel, Michel Serres les constate, les épingle: certains éléments de nos vies se sont terriblement dégradés: enlaidissement des zones péri-urbaines – disparition de la vie communautaire avec sa chaleur, ses solidarités spontanées – appréhension de la durée, le temps donné à la lenteur, à l’attente c’est-à-dire la saine et profitable frustration du désir impatient.
On le sait, Michel Serres est allergique aux nostalgies complaisantes et aux jérémiades « mécontemporaines » – la mélancolie n’est pas sa tasse de thé. On l’imagine mal accueillir avec bienveillance les ronchonnements d’un Régis Debray*. Ce qu’il dénonce avec vigueur est bien la collusion des Grands-Papas Ronchons détenteurs de pouvoir (ils forment une chaîne invisible autour de la planète) pour freiner, démoraliser les fragiles commencements d’une nouvelle histoire. Une page se tourne, mais bizarrement le mouvement irrésistible qui l’emporte crée aussi, « en même temps », les résistances qui empêchent son élan. D’où le vœu encoléré qui clôt l’ouvrage émit à l’attention de Petite Poucette: « Ah! si Grand-Papa Ronchon pouvait te foutre la paix… »
Certains diront que de livre en livre Michel Serres se répète (les mal intentionnés diront qu’il radote). Oui, il ressasse deux ou trois idées trop évidentes pour être vues, trop triviales pour être entendues. L’une d’elle est d’affirmer que pour changer le monde, il faut d’abord le connaître, accompagner ses mutations, s’y frotter, mettre les mains dans le cambouis de la technique par exemple, non pas pour palabrer à son sujet, mais pour faire advenir le potentiel d’utopie ou de désir qu’elle porte. Critiquer et pleurnicher sans les écorchures du réel est une façon d’avoir l’âme en paix et, incidemment pour Pépé Michel, une preuve patente d’imbécillité.

« En grande activité de paroles, sinon d’actes, les Grands-Papas Ronchons créent une atmosphère de mélancolie sur les temps d’aujourd’hui. Ils affectent le moral des Petites Poucettes et barrent les innovations en prenant, un peu partout, le pouvoir. Jadis les pères tuaient réellement les fils; désormais ils les tuent au virtuel.
Les progrès, dont je viens de dire l’éloge, produisirent une forte espérance de vie qui produisit des vieillards, détenteurs de fortunes non encore héritées. Nombre d’entre eux accèdent au pouvoir pour y installer le refus du progrès. En causalité circulaire, le progrès se freine lui-même.
Exemples partout. Daech lutte à mort contre un avenir dont le printemps arabe annonça l’aurore irrésistible; conservateurs, le Brexit, Trump, Poutine, Erdogan… reviennent en arrière pour mieux repousser un avenir pourtant irrésistible… mille manifs défilent pour conserver d’anciens acquis, résistibles.
Gauche ou droite croient lutter contre Daech, mais prennent partout les mêmes positions: Trump et Daech, même combat. Une trouille unique de l’avenir saisit une politique envahie par les vieux. Riche et gouvernant, Papa Ronchon devient dangereux.
Entrez dans la ronde. Mieux après produit des c’était mieux avant qui mettent en péril le mieux après. »

Michel Serres, C’était mieux avant!, Éditions Le Pommier, 2017, 95 pages, 5€. LRSP (livre reçu en service de presse)

* Le nouveau pouvoir, Editions du Cerf, septembre 2017.

Illustrations: photographie ©Lelorgnonmélancolique / Éditions Le Pommier.

Prochain billet le 18 septembre.

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Patrick Corneau