Les deux extraits ci-dessous se trouvent dans LE RIRE DES PHILOSOPHES de Philippe Arnaud. Le premier clôt le chapitre sur Sartre et le second ouvre le chapitre suivant consacré à Heidegger.
« Sartre séduisait énormément, mais il mentait tout autant, y compris au Castor. « Il y a des situations où l’on est obligé de s’inventer une morale provisoire », disait-il à propos des femmes. C’était moins drôle que mélancolique. » (p.172)
« Pour Hannah Arendt, qui eut une histoire d’amour avec Heidegger, l’adhésion de Heidegger au nazisme a été une « escapade », une erreur qui arrive quand naïvement un pen­seur « succombe à la tentation d’intervenir dans les affaires humaines ». Cette explication n’est sans doute pas totalement satisfaisante. » (p.176)
La proximité des pages aidant, m’est venu l’idée qu’on pouvait peut-être rapprocher ces deux paragraphes, puis certains mots et expressions. Les rapprocher au point de les mélanger, de les intervertir ou de les superposer de manière à confronter, comparer, opposer les contextes et surtout interroger, mettre à l’épreuve des concordances, des similitudes. Je prends donc la liberté de jouer (expérimentalement) avec les mots, de jongler avec des situations apparemment non comparables.
Emerge alors un train de questions.
-Est-ce qu’une « passade » façon Sartre équivaut à une « escapade » façon Arendt?
-Peut-on faire écrire à Sartre, par exemple, qu’une adhésion au nazisme est une erreur qui participe de « situations où l’on est obligé de s’inventer une morale provisoire »?
-Peut-on penser que Heidegger estimait qu’une « escapade » avec l’étudiante Hannah (elle avait dix-huit ans, il en avait le double et était marié à Elfride Petri depuis 1917) est l’erreur d’un pen­seur qui « succombe à la tentation d’intervenir dans les affaires humaines »?
-N’y a-t-il pas sous de mot « escapade » employé par Arendt l’hypothèse minorante d’un « coup d’imbécillité » (Dummheit) chez Heiddeger, trait caractéristique incontournable des géants de la pensée: qui pense en grand, se trompe aussi grandement.
-Peut-on croire que Heidegger jugeait qu’adhérer au nazisme est acceptable au regard d’une « morale provisoire »?
Bref, jusqu’où un philosophe qui descend de son piédestal pour « intervenir dans les affaires humaines » peut-il aller? Quelle est la dimension et la teneur du provisoire lorsqu’on parle de « morale provisoire »? Quelle est le poids moral attaché à la valeur sémantique du mot « escapade »? L’adhésion du peuple allemand à l’idéologie nazie entre 1939 et 1945 était-elle une « escapade » erronée au regard de l’histoire?
N’est-ce pas ce collapsus des mots et des choses qui soudain rapproche Sartre de Heiddeger, pointe leur même aveuglement politique, la même absence de discernement quand il s’est agi de descendre du royaume éthéré de la pensée dans l’arène des « basses » affaires humaines?
Il suffit d’avoir lu Paul Valéry pour comprendre que politique et élévation d’esprit sont rédhibitoirement incompatibles.

Illustration: Photomontage Clémentine Mélois.

Prochain billet le 21 septembre.

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Patrick Corneau