Keith Jarrett est un musicien très exigeant sur la qualité du piano. Il déteste jouer sur une « casserole ». Il lui est souvent arrivé de déserter une salle de concert au début de sa prestation, prétextant que le piano « n’était pas à la hauteur ».
Dans le documentaire* que Bruno Monsaingeon a réalisé avec Sviatoslav Richter (1915–1997) quelques mois avant sa mort, le grand interprète qu’était Richter explique qu’il avait toujours refusé de choisir son piano, comme on le lui proposait souvent avant les concerts. « Je joue avec ce qu’il y a, et c’est sur de très mauvais pianos que j’ai donné mes meilleurs concerts », remarque-t-il. Une seule fois, à New York, il accepta de choisir entre douze instruments. Il estimait avoir été particulièrement mauvais, ce soir-là. Pendant tout le concert, il ne put s’empêcher de se répéter qu’il n’avait pas choisi le bon piano.
Glenn Gould qui ne pouvait s’empêcher de bricoler son piano Steinway, accordait plus d’importance à sa vieille chaise rafistolée. Il était coutumier de procédés étonnants comme celui de mettre l’aspirateur en marche pour couvrir le son du piano et se relier ainsi à cette fameuse représentation mentale: « Il me semble que lorsqu’on joue du piano, l’un des éléments qu’il faudrait exploiter, ce que l’on ne fait pas assez, est sa prédisposition à l’abstraction. Le secret pour pouvoir jouer du piano réside partiellement dans la manière dont on parvient à se séparer de l’instrument », disait-il.
À bon mélomane, salut!

* Richter l’insoumis, un film de Bruno Monsaingeon, Idéal / Audience, 1998.

Illustrations: photographie de Sviatoslav Richter New York Arts / National Arts Centre Ottawa.

  1. Pascale BM says:

    Il y a peu -au début de l’été : Philippe Cassard, au sourire si doux et à la main si ferme (la pianistique) dans un de ces festivals de province, église romane à l’acoustique incomparable où viennent des gens heureux qui repartent encore plus heureux. Hasard favorable d’un excellent placement. La puissance du Steinway reconnaissable les yeux fermés pourvu qu’on ait l’oreille. Et le jeu « monstrueux » de Ph.C qui vous fait douter d’avoir jamais écouté ou lu la partition. Alors je me suis posée la question, je ne crois pas l’avoir fait avant ce soir-là en ces termes, et si le pianiste jouait un Bösendorfer? qu’en serait-il de la réverbération du son, qu’en serait-il de ce silence si légèrement métallique toute note tue? qu’en serait-il même de la « virilité » schubertienne nouvellement exprimée en raison non point du pianiste seul mais du couple qu’il formait avec CE Steinway là. Etonnante expérience.
    « La prédisposition à l’abstraction »? ah oui! ô combien! mais là j’ai épuisé le temps et l’espace impartis…
    A bon mélomane, salut!

    1. Vous posez une grave question de « mélomanie »: faut-il écouter la musique de Schubert (in abstracto) ou la musique du piano (telle que rendue par un certain instrument au service d’une interprétation donnée par X ou Y)? Bref, écoute platonicienne ou anti-platonicienne? On peut hésiter ou varier selon le répertoire (quand j’écoute Bach, je suis plutôt platonicien) ou les conditions d’écoute (musique enregistrée ou « live »). Dans tous les cas, l’excès de réverbération (artificielle en studio, naturelle en église) plutôt à la mode, me gêne.

  2. Serge says:

    Keith Jarrett refuse de jouer dans un festival s’il sent une odeur de tabac ou de cuisine ou s’il n’y a pas un silence religieux pour que ses adorateurs puissent écouter le maître geindre sur son piano.
    Il gagnerait à plus d’humilité.

    1. Pascale BM says:

      Bien d’accord avec votre dernière formule, l’humilité va souvent -mais pas toujours- de pair avec les plus grands, pas là… Mais je reconnais que les odeurs ou autres gênes sensorielles (bruits annexes, lumières inutiles, dans la petite église quelqu’un avait cru bon -autre concert- d’éclairer les superbes pierres…. en couleurs! violet, bleu des mers du sud et autres improbabilités très gênantes. Ils furent plusieurs à l’entracte à demander qu’on fît cesser cela. Le pianiste (du trio) lui, me dit qu’il n’avait rien vu).
      Je crois bien être « platonicienne » plus souvent qu’à mon tour, puisque la musique et les conditions de son écoute étant indissociables, je suis, entre forme intelligible et formulation sensible en tension vers une « pureté » inaccessible aux pauvres humains prisonniers que nous sommes….

      (il paraît que l’enseignement musical va être « valorisé » par volonté ministérielle? ouah! il faudra commencer par rétablir le goût du silence. Je ne parle pas de discipline, je parle de ce qui permet aux sons d’être liés les uns aux autres, et aussi de rééduquer les oreilles aux nuances, aux très faibles décibels, aux chuchotements et à l’écoute du presque-rien sonore, sans parler de la découverte de la ligne mélodique et de ce que le mot « musique » veut dire… )

    2. K. Jarrett a des goûts de coquette… Parfois, je me demande s’il n’y a pas là le complexe d’infériorité du jazzeux qui réclame à son art l’égalité du prestige reconnu au classique!? Monk lorsqu’il jouait en club, jouait sur de véritables casseroles à peine accordées, et pourtant seul on entend, on admire le génie, on oublie la casserole… Il y a un document sidérant de l’INA où l’on voit Monk jouer dans un studio à Paris sur un magnifique Steinway, la production s’active autour du piano, place les micros, bavarde, sans égard pour lui, qui, plongé, forclos dans son monde, joue comme jamais ses compositions comme s’il les découvrait. SUBLIME.
      http://lejarsjasejazz.over-blog.com/article-jazz-archive-mezzo-ina-thelonious-monk-solo-paris-1969-123236099.html

  3. Ah oui, rééducation à l’écoute et au goût (surtout) du silence!!! Prioritaire, indispensable, de salubrité publique… Ça ne va pas être facile de faire enlever les casques, oreillettes, smartphones et autres appendices destructeurs d’oreilles…

  4. C’est ça, oublions les casseroles… C’est bien commode d’accuser le piano de mal faire son travail. l’aspirateur et abstraction me plaisent bien, Beethoven n’écoutait-il pas ses dernières oeuvres dans sa tête, en silence ? (abstraction… Mon fils qui fait un genre de musique très bruyante et bien éloignée du moindre silence a pour nom de scène : Habstrakt)

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Patrick Corneau