L

Les avantages de la vieillesse et de l’adversité

Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !Bloguer ou lire ce blog, être derrière un écran, c’est reconnaître en tant que conscience moderne une dette à la science, donc à Descartes et à Bacon. Nous sommes tous fils et filles du Discours de la Méthode et nous pouvons dire avec Hans Jonas que « Descartes non lu nous détermine, que nous le voulions ou non ».
Mais Descartes n’est pas seul. Nous autres, Modernes, nous sommes aussi les disciples de Jean-Jacques Rousseau. Rousseau non lu nous détermine que nous le voulions ou non. Ce qui est très paradoxal. Car Rousseau est la brebis galeuse, le dissident, l’homme mal embouché du siècle des Lumières. Il a osé quelques crimes de lèse-pensée que les philosophes ne lui ont pas pardonnés. Ayant refusé de prêter allégeance à Bacon et à Descartes, Rousseau se démarque du chœur des « éclairés » qui louangent les progrès de la civilisation: ce progrès est trompeur, dit-il en substance, l’esprit humain triomphe mais l’homme se perd. Et Rousseau de procéder à une extraordinaire généalogie du Mal: il dévoile, révèle l’origine et le fondement de la perversité ou de la méchanceté humaine. L’homme est bon, les hommes sont méchants: voilà le dysangile qu’apporte Rousseau. On sait ce qui s’en est suivi en terme de cabale, de complot pour l’exclusion du « méchant homme ».
De Rousseau tout a été dit, redit, ressassé et notre image de lui paraît fixée pour l’éternité: délire de persécution, paranoïa, cyclothymie, goût morbide, agoraphobie, masochisme, neurasthénie, duplicité, dissimulation, etc. La taxinomie de sa « misanthropie » est pléthorique, la symptomatologie de sa supposée maladie est un régal pour les petites machines freudiennes. Sur ce concert mal disant, un étrange consensus s’est noué pour le diaboliser et le condamner. Plus les consensus sont larges et unanimes, plus ils sont suspects. C’est cette image que vient casser le passionnant essai de Jérôme Thélot*, Les avantages de la vieillesse et de l’adversité, essai sur Jean-Jacques Rousseau, paru aux Belles Lettres en 2015.
Jérôme Thélot est parti d’une remarque de Bernardin de Saint-Pierre déplorant que Rousseau n’ait pas écrit sur « les avantages de la vieillesse et de l’adversité ». Rappelons que Rousseau a été un écrivain tardif, il entre dans la carrière littéraire âgé déjà de quarante ans. Jérôme Thélot se demande quelle sagesse, « folle » ou non, il a su extraire des épreuves qu’il a souffertes on ne peut plus intensément, et comment, nous lecteurs, en recevons par son truchement les possibilités propres, et comment les douer de sens. Ceci l’amène à reconsidérer la pensée du dernier Rousseau sous ces deux épreuves et montrer qu’elle les éclaire d’un savoir radical qui porte sur la violence native du langage**. Cette thèse forte fait de cet essai davantage qu’une étude de plus dans le champ de l’histoire littéraire rousseauiste. Les questions qu’aborde Jérôme Thélot via Rousseau (ou que pose Rousseau via cette lecture innovante) sont fondamentales, cardinales: elles troublent le lecteur, car c’est le geste même du « dire », de la parole en sa mal(e)-diction et (im)possible bene-diction qui est posée. Autrement dit, comment écrire « hors du rang des meurtriers » (Kafka), peut-on désécrire la violence inscrite dans la langue et conséquemment dans l’histoire?
On est impressionné dans cet essai par la construction, le parcours démonstratif d’une rigueur implacable: plus on avance dans la lecture plus notre conviction se renforce, plus la « thèse » devient évidente, éclairant l’œuvre et la vie de Rousseau d’une cohérence nouvelle, proprement inouïe.

Par la passion démonstrative mais aussi une empathie compréhensive, une attention aimante que l’on ne trouve guère dans le genre de l’essai, Jérôme Thélot a écrit le livre de « l’ami » que Rousseau au cœur de sa déréliction espérait. Car c’est un livre de justesse et de justice qui désensable, dépoussière la figure (fausse) que la tradition culturelle, politique et surtout enseignante nous a transmise. Exit Rousseau, voici Jean-Jacques en sa vérité même, telle que les meilleurs exégètes, spécialistes n’ont pas voulu ou su le/la voir – le « quid » de ce point aveugle chez Jean Starobinski mériterait par ailleurs réflexion.
C’est en pointant la figure « christique » de Rousseau, le caractère oblatif de la fin de sa vie que l’on peut possiblement expliquer l’absence du traité qu’espérait Bernardin de Saint-Pierre: sous le coup des épreuves et du déclin de la vieillesse Rousseau s’est incarné en l’homme premier, l’homme de nature qu’il avait placé à l’origine de sa généalogie du Mal. Dans Les Rêveries, Jean-Jacques Rousseau se « cosmose » tout en restant au plus secret de sa propre personne. Jérôme Thélot montre que cette expérience de subjectivité authentique, d’accord de l’être avec lui-même, d’émotion ontologique primordiale est une metanoïa qui invalide, déréalise, en un mot dé-nécessite l’écriture. La vieillesse comme l’adversité nous apparaissent alors comme une chance de vie seconde, de vie vraie (pas celle des magazines pour seniors!), de rencontre avec le « cœur humain invisible » après le nécessaire travail de « désencombrement »: on décante l’essentiel, on se recentre. Bref, l’aubaine d’une ouverture ardente à la vie vécue selon sa dimension d’émerveillement et de liberté authentique***. Là chacun est mis en demeure soit d’entrer en poésie, soit de s’effacer dans l’inexistence.
On ne peut s’empêcher de rapprocher l’éloignement de Rousseau de la société comme lieu de la contrefaçon d’autres figures ayant renoncé au confort d’une vie réglée pour disparaître à l’horizon du monde: Pétrarque, Tolstoï, Wittgenstein… Derrière ce besoin de retrait ne retrouve-t-on pas le même secret paradoxal: la fuite hors du monde, loin de nous en exclure, nous en rapproche. La fuite est peut-être la forme d’engagement qui convient le mieux à notre époque. Aujourd’hui, et davantage encore demain, peut-être sera-t-elle l’un des rares chemins qui nous restera pour entrer véritablement dans le monde?

* Jérôme Thélot est professeur à l’université de Lyon. Ses écrits portent sur la poésie romantique et moderne (Le travail vivant de la poésie, 2013), sur la philosophie de l’affectivité (Au commencement était la faim, 2005) et sur les conditions de l’image (Critique de la raison photographique, 2009). Il a publié aux éditions Manucius, Géricault, Le Radeau de la Méduse (2013), Un caillou dans un creux – Notes sur le poétique (2016).
** « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. » L’origine de l’inégalité parmi les hommes (2ème Discours seconde partie)
*** Aptitude « non pas tant à faire ce que je veux que de ne pas faire ce que je ne veux pas. » Lettre à Malesherbes du 4 janvier 1762.

Les Avantages de la vieillesse et de l’adversité, Essai sur Jean-Jacques Rousseau de Jérôme Thélot, Collection Encre marine (Editions Les Belles Lettres), 2015.

Illustrations : Photographie de Jérôme Thélot par ©Arthur Thélot / Éditions Les Belles Lettres.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau