Vous ne risquez pas de lire des textes de Cheyne Éditeur en « Kindle », « Kobo » et autres électrono-supports… Cheyne est un admirable faiseur de livre à l’ancienne, beau papier, caractères, impression et reliure soignés, avec un catalogue prestigieux d’écrivains et de poètes que cet éditeur indépendant accompagne et sert depuis plus de trente ans. Parmi les six collections, toutes témoins de l’exigence de la maison et de son ouverture aux préoccupations de notre temps, figure celle que dirige Mariette Navarro et Antonio Werli: « Grands fonds » qui nous propose le dernier opus de Ito Naga: Les Petits Vertiges.
J’aime beaucoup Ito Naga déjà évoqué ici, Les petits Vertiges est son quatrième livre chez Cheyne. Tous ont été de grands succès, particulièrement Je sais son premier livre (2006), 9000 exemplaires, traduit au Brésil, États-Unis, Japon. Ito Naga poursuit cet art délicat et maîtrisé du texte bref, souvent décalé et mâtiné d’humour léger où il explore une infinité de sens et de directions. Le lecteur peut être dérouté car Ito Naga n’impose rien, le sens est ouvert, suggéré, effleuré, à construire même et celui que vous entrevoyez est peut-être différent de celui de l’auteur. Peu importe, l’auteur est satisfait, l’essentiel est que vous trouviez votre voie propre, votre carte intime. Avec Ito Naga on embarque pour des voyages au long cours vers des continents, des mondes inconnus, lesquels peuvent se trouver à côté de nous: fleurs, insectes, animaux. Ou plus lointains, étoiles, galaxies. Ou un peu moins, le Japon notamment qui, pour Ito Naga, fonctionne depuis ses premiers livres comme un « attracteur étrange » d’inouï, de « petits vertiges » poétiques, esthétiques ou métaphysiques. Précisons que dans la vie terrestre Ito Naga est astrophysicien (!), il a travaillé à la NASA et pour l’Agence spatiale européenne – c’est dire combien sa tête dépasse les nuages et même la couche gazeuse. Il dit vivre avec une Japonaise mais cela semble plutôt être une hypothèse d’écriture. Dans ce nouveau recueil de fragments, en plus du Japon, il fait un pas du côté de la Russie réfractée à travers les agissements, tribulations et cogitations d’une jeune femme russe, scientifique semble-t-il, qui paraît avoir une vie difficultueuse avec un certain Sacha… Nous savons peu de choses mais c’est justement le grand art (japonais) de Ito Naga d’explorer en pointillés des champs possibles, des vies possibles, laissant le lecteur tracer, combler les routes entre ces différents points, invitant notre imagination à dérouler les romans sous-jacents, à reconstituer la partition des silences et des affections. Ito Naga est un poète qui traiterait le langage en astrophysicien: une phrase est une équation dont il modifie les variables et leurs valeurs, le sens change, parfois cela donne un « petit vertige ». C’est magique, c’est mystérieux et comme Ito Naga affirme que « Les mystères donnent envie de vivre. On veut toujours savoir ce qui se passe à la fin, n’est-ce pas? », et bien, on en redemande.
« Soupe primitive — Juste avant que les mots les habillent, qu’est-ce donc que ces bouffées qui envahissent notre esprit que cette soupe primitive de nos pensées?
FOXP2 — Tout ceci, on le doit au gène l’FOXP2. Il joue un rôle crucial dans le développement du langage.
Ces derniers temps, le mot nécessaire prolifère dans mes pensées. Cet achat, est-il bien nécessaire? Ces mouvements à droite à gauche sont-ils bien nécessaires? Cette discussion, ce repas, ces cotons-tiges sont-ils bien nécessaires…?
Il peut y avoir beaucoup de mots dans une phrase. Et beaucoup de choix pour chaque mot. Au total, cela fait beaucoup de possibilités.
Et parfois naissent des petits vertiges.
Evaporé — Impossible de me souvenir de l’intégralité de cette phrase lue dans un livre: « La maladie est la grande… de nos passions. » Des mots me viennent à l’esprit: « la grande modératrice », « la grande régulatrice ». Certains que j’invente: « la grande apaisatrice ». Rien à faire! Je sens bien qu’aucun de ces mots ne convient. Le mot qui manque dans la phrase s’est comme évaporé. Pourtant, je vois clairement le sens qu’il a déposé dans cette phrase. Je peux presque le mimer avec mes mains. Je peux aussi l’approcher avec d’autres mots en sachant que ce ne sont pas les bons. Ce mot a disparu mais son sens demeure.
Si je dis: « J’ai oublié le nom de cette personne qui fait telle et telle choses, mais je vois très bien de qui il s’agit ». Cela n’a rien de surprenant. Si je dis: « J’ai oublié le mot pour signifier telle ou telle chose, mais je vois très bien de quoi il s’agit », pourquoi cela serait-il le signe d’une pensée confuse? Pour la pensée, il n’y a ni nom propre ni nom commun.
Pourquoi ce qui se conçoit bien s’énoncerait-il nécessairement clairement?
Instinct — Comment faire? Suivre son instinct. Comment suivre son instinct?
Tes questions sont bien intéressantes et profondes. Si tu n’es pas contre, je te répondrai dans quelques jours. »
Ito Naga, Les petits vertiges, Cheyne Éditeur, 2017, (pp.43-45). LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations: photographie ©Lelorgnonmélancolique /Cheyne Éditeur.