Je plains Elisa Shua Dusapin dont je viens de refermer le premier roman Hiver à Sokcho. Comment continuer après un tel coup de maître? Comment se reprendre après une si magistrale entrée en littérature? Je dis bien littérature, je ne parle pas de ces produits vite fait vite lus auto-fictionnels ou psychologisants qui font les « coups de cœur » des librairies de quartier. Là nous sommes dans un autre registre, autre régime d’écriture. D’autant plus impressionnant que l’auteure a 24 ans. Elisa Shua Dusapin est née en 1992 d’un père français et d’une mère coréenne, a grandi entre Paris, Séoul et Porrentruy, diplômée de l’Institut littéraire suisse de Bienne, elle vit aujourd’hui entre la Suisse, New-York (où elle est en résidence d’écrivain grâce à une bourse) et l’Asie de l’Est.
Hiver à Sokcho raconte la rencontre – terme que le roman va s’employer à problématiser – entre une jeune Franco-coréenne qui n’est jamais allée en Europe et un auteur de bande dessinée, Yan Kerrand, venu chercher l’inspiration depuis sa Normandie natale. C’est l’hiver dans cette petite station située à quelques kilomètres de la frontière nord-coréenne, le froid ralentit tout, les poissons peuvent être venimeux, les corps douloureux, les malentendus en suspens. L’encre de Kerrand coule sur le papier, implacable, dessinant répétitivement une mystérieuse forme féminine dont la jeune narratrice est jalouse et à laquelle elle finit par s’identifier fantasmatiquement. Un lien fragile, timidement érotique, se noue entre ces deux êtres aux cultures si différentes. La jeune Coréenne va néanmoins guider le Français par à-coups inattendus dans cette culture étrange et plutôt fermée, le temps d’un hiver rude où en contre-point les météores se déchaînent. Comme deux courbes, ces deux êtres se rapprochent asymptotiquement mais le contact, la « rencontre » n’aura pas lieu. Ce roman délicat comme la neige tombant sur l’écume des vagues transporte le lecteur dans un univers d’une étrangeté et d’une poésie rares.
Bien sûr, inévitablement, des réminiscences de lecture viennent à l’esprit: on reconnaît des consonances durassiennes dans la simplicité de l’histoire et la langue sobre, l’écriture presque lapidaire d’Elisa Shua Dusapin. Pourtant, cette habileté à maintenir le temps suspendu, la manière elliptique de narrer, l’art de suggérer l’intimité en l’effleurant à peine nous emmènent plutôt du côté de Flaubert ou de Maupassant surtout – d’ailleurs évoqué dans le récit. Je dirai qu’il y a même du Modiano dans l’installation d’une ambiance un peu floue, brumeuse, incertaine avec l’ombre vague d’une menace pesant sur ces personnages qui avancent à l’aveugle: on ne sait si le fugu, ce poisson au foie gonflé de poison mortel qui passe de la mère à la fille, ne va pas précipiter ce récit où, au fond, il ne se passe rien, vers une tragédie libératrice et conclusive. Il n’en sera rien, l’épilogue démentira ces craintes.
A mes yeux, la force de ce livre est moins le récit, l’histoire, cependant prenante car elle colle à l’âme du lecteur bien après l’ultime phrase lue, que l’écriture, le style, simple et pur, que l’atmosphère puissamment envoûtante et la capacité à dire les états d’âme sans les décrire – tout cela avec une économie de moyens, un sens de l’épure proche d’une certaine peinture japonaise qui évoque non pas les choses mais leur résonance, leur passage.
Pour ce petit chef d’œuvre Elisa Shua Dusapin a obtenu le Prix Robert Walser 2016 ainsi que le Prix Révélation SGDL 2016. C’est dire sous quelles augures s’annonce sa carrière et le niveau de notre attente…

« Trois jours ont passé au rythme lent des bateaux sur la houle. Kerrand ne sortait pas de sa chambre, je ne rentrais dans la mienne que tard dans la nuit pour être certaine qu’il fût endormi. Chaque soir je marchais jusqu’au port. Les hommes se préparaient à la pêche aux calamars. Ils s’attardaient à la baraque à soupe, ajustaient leur ciré, que le vent ne puisse s’engouffrer par le ventre ou le cou, avant de se rendre à l’embarcadère, de mon­ter sur les vingt-quatre bateaux pour allumer les ampoules des câbles tendus de la poupe jusqu’à la proue, elles appâteraient les mol­lusques loin de la côte. Les bouches ne par­laient pas, les mains s’activaient, aveugles, dans le brouillard. Je marchais jusqu’à la pagode au bout de la jetée, dans les relents du large qui faisaient la peau grasse, posaient du sel sur les joues, et sur la langue, un goût de fer, et bientôt les milliers de lanternes se met­taient à briller, alors les pêcheurs libéraient les amarres, et leurs pièges de lumière partaient vers le large, procession lente et fière, la voie lactée de la mer. »
Elisa Shua Dusapin, Hiver à Sokcho, Éditions ZOE, 2016. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Sokcho (Corée) photographie Flickr / Éditions ZOE

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Patrick Corneau