Plus de dix ans après en avoir conçu le projet, Jacques de Saint Victor, universitaire, essayiste et journaliste au Figaro littéraire, se décide enfin à parcourir la via Appia antica, la plus ancienne route de l’occident et de l’Italie. Ce projet un peu fou dont se moque sa compagne Michela (« Tu n’as donc rien de mieux à faire? »), commencé à pied, se fera au volant d’une Fiat: 500 kilomètres de Rome jusqu’à Brindisi, dans le talon de la Botte. En émule du flâneur baudelairien, attentif et curieux, Jacques de Saint Victor, vagabonde, s’arrêtant selon son bon vouloir, revisitant au passage l’histoire de l’Italie — celle de sa littérature et, accessoirement, de sa cuisine. Sur les pierres qu’avaient foulées les éléphants d’Hannibal, l’auteur, convoque ses souvenirs et nous fait partager, avec drôlerie et tendresse, sa passion pour cette terre, dont il a longtemps pensé qu’elle était « la France telle que j’aurais rêvé qu’elle soit », celle « baroque, fougueuse, franche » que lui enseignait son père dans leur maison de vacances de Bayonne, celle de Dumas, Rabelais, Montaigne, Fénelon, d’Artagnan… De Cisterna à Capoue, de Bénévent à Oria, sur la regina viarum qui relie l’Antiquité à la modernité, nous voilà tournoyant, dans un Mezzogiorno mythique, riche en vestiges que le sens de l’esthétique italien a préservés des restaurations bâclées, dans des cités médiévales qui n’ont pas été fossilisées en cartes postales pour touristes. C’est aussi un Sud contrasté que nous donne à voir Jacques de Saint Victor: l’Italie qu’il parcourt est resplendissante ou appauvrie par les « diktats » de Bruxelles, peuplée de parvenus comme de chômeurs. On s’agace des ravages du berlusconisme, de l’incurie d’édiles corrompues par la Mafia, laquelle contrôle en sous-main des secteurs clés de l’économie par les combines, le crime et l’exploitation d’un véritable lumprolétariat.
L’Italie de Saint Victor est déroutante, captivante, loin des clichés. Son livre se dévore comme une pasta al dente des trattorie sans prétention qu’il adore (on est admiratif devant cette cuisine capable de bouter hors les murs les géants de la malbouffe comme à Altamura, où McDo a dû remballer ses hamburgers en 2002, faute de clients). Récit d’autant plus passionnant que notre Cicérone, comme l’avait fait Stendhal avant lui, saisit le prétexte de l’Italie pour distiller quelques remarques acérées sur la France, ses travers, ses tares structurelles ou ses carences conjoncturelles… Car dans ce pays qu’il s’étonne de tant aimer alors qu’il n’est pas le sien, on admire autant Verdi, Cimarosa qu’Adriano Celentano, on débat politique ou art culinaire sans se haïr; cette société pleine de culture et d’urbanité aurait-elle réussi le pari de l’harmonie et du savoir-vivre qui manquent cruellement aux Français si imbus du « vivre ensemble »? En bon historien, notre écrivain qui sait aussi cultiver l’autodérision se garde bien de tout angélisme. D’ailleurs les remarques abruptes (et parfois peu amènes) de Michela, sa compagne, philosophe et députée au Parlement italien, l’en empêcheraient en lui faisant garder le cap d’un certain pragmatisme comme elle le fait (sans ménagement) tout au long du livre. Ce voyage sentimental et érudit (Horace, Goethe, Stendhal, Mme de Staël, Baudelaire, Mozart, Hubert Robert, Pasolini, Jean-François Revel, etc.) aux origines de notre civilisation lui est néanmoins dédié tant il est vrai qu’on ne découvre intimement un pays (et peut-être soi-même) qu’en écrivant pour et, secrètement, en filigrane, en dépit de…
Illustrations: Francetv – France2 et Éditions des Équateurs.