Ma rencontre avec Yves Bonnefoy (si je puis dire) est d’abord la découverte d’une épaisse liasse de feuillets (environ 1000 pages) à lui consacrée qui gît au fond d’une malle. Nous sommes à la fin des années 70, c’est l’été, je suis en transit en France entre deux postes au Maghreb – je vais repartir au Maroc, je reçois mes effets venus d’Algérie par voie maritime et découvre cet objet au fond de ma cantine. De fait, celle-ci avait été ouverte, fouillée avec d’autres par les suspicieuses douanes du port d’Alger et l’on s’était trompé en replaçant les contenus. J’imagine le désarroi du collègue coopérant découvrant la disparition du tapuscrit d’un doctorat de lettres sur lequel il a sué sang et eau (ou peut-être pas) des mois durant sous le soleil d’Algérie. Je me mets immédiatement en rapport avec les autorités culturelles françaises et algériennes pour restituer la thèse à son auteur. Malgré mes efforts aucune réponse ne viendra… Yves Bonnefoy entre dans ma vie d’une manière inattendue.

Quelques années passent, je suis en poste à Trèves (Trier) en Allemagne. Grâce à l’intercession d’un ami qui enseigne dans le même établissement que moi et fait partie du cercle des intimes d’Yves Bonnefoy, je me retrouve devant le poète en chair et en paroles venu donner une conférence à l’université. L’ami, à cette époque, n’était pas motorisé et il me demande de véhiculer le « rossignol » (comme il le surnomme) vers les endroits dignes d’intérêt dans la vallée de la Moselle. Nous partons donc à Bernkastel, ville natale du penseur et théologien Nicolas de Cues (ou de Cuse) située à une trentaine de kilomètres en aval de Trèves. Nous allons à l’hôpital Saint-Nicolas où est exposé le retable dans lequel le Cusain est portraituré. Yves Bonnefoy se livra alors à l’exégèse iconologique la plus étourdissante qu’il m’ait été donné d’assister : inspiré par les lieux, par la beauté grave de cette peinture d’autel, tout, absolument tout ce que cette oeuvre pouvait recéler d’histoire, de symbolisme biblique explicite ou caché, de significations socio-religieuses, esthétiques, littéraires fut décliné avec une maestria, une clarté et une profondeur confondantes ! Je compris alors quel « passeur » de culture était Yves Bonnefoy. Peu après, nous fîmes une halte pour nous désaltérer dans une modeste weinstube sur les coteaux de la Moselle et le professeur récemment élu au Collège de France, sans doute mis en verve par le plaisir du moment (et le vin mosellan) nous gratifia de quelques anecdotes bien senties sur les mœurs (et ridicules) des « chers collègues » du Collège… Revenus en ville en début de soirée, nous lui proposâmes de dîner dans un restaurant « typique ». Après avoir laissé la voiture, nous approchions de l’endroit quand soudain nous entendîmes des flots de musique hongroise (violons et cymbalum) sortir du restaurant. Je vis le visage du poète se figer et son pas s’immobiliser comme si nous nous apprêtions à pénétrer dans un bouge de la pire espèce. Mon ami me regarda et je compris qu’il fallait « urgemment » une alternative compatible avec les goûts du poète. Yves Bonnefoy était un homme dont la haute culture le séparait (le protégeait ?) du commun des mortels que nous étions. La conversation dans la voiture n’était pas aisée, car Yves Bonnefoy parlait (je le dis sans légèreté) comme il écrivait : des phrases – disons plutôt des « périodes », admirablement construites, balancées, retombant impeccablement sur leurs pieds après une longue et souvent somptueuse envolée. Je regrette infiniment que ma mémoire soit si faillible car la conversation (plutôt soliloqueuse) aurait mérité un verbatim consciencieux.

Je revis Yves Bonnefoy quelques années plus tard à Freiburg où mon itinérance professorale m’avait amené. Il avait été invité par le Goethe Institut pour donner une conférence (Lesung) à la prestigieuse Albert Ludwigs Universität. J’allais l’écouter puis l’attendre dans le hall de l’amphithéâtre après sa prestation, persuadé qu’il m’avait oublié. Non, il me reconnut immédiatement, son visage habituellement austère s’éclaira d’une vive sympathie et il évoqua notre rencontre à Trèves dont il gardait, dit-il, un agréable souvenir. Nous nous saluâmes. Je ne le revis plus.

Je n’étais pas un familier de sa poésie qui (je le regrette) ne me parle guère*. En revanche, ses essais sur l’art et la littérature ainsi que ses traductions sont admirables et font d’Yves Bonnefoy, sans conteste possible, un de nos derniers hommes de lettres.

* Jean Grosjean dans un article de La Nouvelle Revue Française de 1954 avait pointé sous une admiration un peu pincée quelques lourdeurs, de la platitude (du “Paul Géraldy”), l’ennui d’une “musique néo-classique” dues, selon lui, à des influences subies – mais c’était le jeune poète de Du mouvement et de l’immobilité de Douve.

Illustration: Yves Bonnefoy photographié par Gérard Rondeau à Paris en 2001.

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Patrick Corneau