leopoldo-lugones-día-del-escritorhmorganlettrine2Voilà un livre bien singulier d’un auteur qui ne l’est pas moins. De Leopoldo Lugones vous trouverez peu d’informations sur internet – du moins en français, car le monde hispanique le considère comme un maître.
Né à Villa de María del Río Secole (Córdoba) en Argentine le 13 juin 1874 et décédé à Buenos Aires le 18 février 1938, Leopoldo Lugones Argüello, journaliste, est considéré comme l’un des plus grands poètes hispano-américains du début du XXe siècle, à l’âge d’or du mouvement moderniste. En 1905, il écrit un roman très dense La Guerra Gaucha. Il pratiqua aussi les sciences occultes et naturelles, la recherche historique et l’enseignement. En politique, il fut un orateur public passionné et redoutable. D’abord socialiste, il devint conservateur traditionnaliste pour finalement adhérer au fascisme. En 1930, il supporta le coup d’état contre le président du Parti radical, Hipólito Yrigoyen. Constatant l’échec de ses engagements politiques, il met fin à ses jours le 18 février 1938 dans une chambre d’hôtel, à El Tigre, en buvant un mélange de cyanure et de whisky.book_739_image_cover

Ces préliminaires biographiques ne sont pas superflus si l’on veut éclairer la tonalité sombre, étrange, angoissée qui parcourt ces six récits composés très tôt, dès l’âge de 24 ans mais sur huit années et dont la première publication date de 1906. Placées sous « l’esprit du désastre » comme le rappelle Samuel Monsalve, le traducteur de cette belle publication des éditions Allia, ces nouvelles fantastiques sont un joyau dont l’éclat dépasse largement la seule valeur littéraire. Certes, elles sont magnifiquement écrites car reposant sur la culture immense de l’auteur, à la fois scientifique, mythologique et biblique: un style à la fois classique et légèrement précieux qui n’est pas sans rappeler Villiers de l’Isle-Adam, Huysmans, Schwob. Mais surtout, elles ont une valeur prémonitoire, annonçant un genre appelé à avoir un immense succès: la science-fiction. Plus encore, ce qui surprend, trouble et justifie l’absolue nécessité de se plonger aujourd’hui dans Des forces étranges est la prescience des perversions et sinistres dérives des temps à venir que ces contes esquissent en filigrane. Les « forces étranges » auxquelles se confronte l’Argentin Lugones, ce sont toutes celles qui, à un moment donné, dépassent l’humain et excitent son éternel penchant à la démesure, à l’hubris: celles de la nature, de la science, de l’occulte ou du spirituel. Je pense à Yzur, le singe que son propriétaire veut faire parler pour prouver une hypothèse passablement délirante: « les singes parlaient par le passé, ils se taisent pour ne pas avoir à travailler comme esclaves des hommes ». Pour ce faire, il organise un programme de dressage mortifère dont le fanatisme, l’extrémisme le déshumanise progressivement alors que la bête transfigurée par la souffrance et l’esprit de résistance devient insensiblement, elle, de plus en plus « humaine ». On ne peut s’empêcher de penser à un certain Josef Mengele ou à la psychiatrie soviétique…
Une pluie de feu accroît ses effets dévastateurs par la puissance de son odeur ou de son goût, des corps solides se dissolvent au moyen de la vibration sonore, un dédoublement de la personnalité provoque une hallucination qui finit par s’incarner, etc. Lugones fait vaciller les convictions de son personnage principal – en général un narrateur célibataire, solitaire et misanthrope – et nous déstabilise, nous, lecteur en poussant la logique des situations au point de les faire basculer dans l’irrationnel, l’inquiétante étrangeté du fantastique, voire la révélation occulte, spirite.
Si Leopoldo Lugones a connu un parcours idéologique erratique, on comprend à la lecture de ces textes dérangeants aux dénouements souvent vertigineux pourquoi un maître comme Borges le tenait en si haute estime. Dans les dernières lignes de son essai sur Lugones (1955), Borges essaie de rendre compte du suicide de ce dernier: « Il convient de deviner ou d’entrevoir, ou tout simplement d’imaginer l’histoire, l’histoire d’un homme qui, sans le savoir, se refusa à la passion et qui érigea d’une manière laborieuse de hauts et illustres édifices verbaux jusqu’à ce que le froid et la solitude l’eussent atteint. Alors, cet homme, maître de tous les mots, sentit au plus profond de lui que la réalité n’est pas verbale et qu’elle peut être incommunicable et atroce, et il s’en fut, taciturne et seul, chercher la mort, dans le crépuscule d’une île ».
« Lire Leopoldo Lugones, c’est un peu approcher l’œuvre d’un monstre et d’un génie » déclare Samuel Monsalve dans son avant-propos; on ne peut mieux caractériser ce que la littérature peut produire
 lorsqu’elle est portée à ses extrêmes: une forme de vision qui dépasse toute mesure.

Des forces étranges de Leopoldo Lugones, traduit de l’espagnol (Argentine) par Samuel Monsalve, Allia, mai 2016, 128 pages, 7,50 €.

Illustrations: origine inconnue / Éditions Allia.

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Patrick Corneau