Parfois, au détour d’une page, il y a une voix qui parle à votre place. Votre reflet apparaît, vous nargue, vous jette vos quatre vérités et demie… et disparaît. Vous en restez baba: un alter ego vous a ventriloqué, vous vous êtes senti indécemment, outrageusement « copié-collé ». O miracle! O horreur! Bien. Laissons parler cette plaque sensible du « Mentir-vrai », ce selfie littéraire.
« Quelle vie j’aurais eue, avec une galerie! Ça s’épate, une galerie, surtout si elle est constituée avec tous les petits frangins en rade et qui cherchent à être une famille de semblables. Je l’aurais épatée, ma galerie, sans peur ni méchanceté, j’aurais fait des prouesses pour mon public, il m’aurait rendu sûr de moi, à force et sans arrogance, ma galerie m’aurait lentement fait gagner, avec elle j’aurais déroulé ma parole et mes jours sans mentir ni simuler, tous ces pareils m’auraient dissuadé de prétendre, moi qui ai sans doute perdu ma vie pour cause de frime, avec un public j’aurais été à la hauteur, autrement dit plus haut que moi à chaque projet, chaque étape, chaque espérance, j’aurais vécu d’orgueil et non pas de vanité, il ne m’aurait fallu que quelques bravos bien sentis, quelques reproches visant juste, des engueulades intelligentes, du genre « On comptait sur toi et qu’est-ce que t’as foutu? ».
Au lieu de ça j’ai connu le désert sans écho, je me suis tiré de mon puits sans le moindre encouragement, les bravos étaient bêtes, les reproches étaient cons, j’ai eu droit à trop de baffes, on m’a trop fait la gueule, mis en quarantaine ou expédié en pension, puni, quoi, au lieu de me soutenir.
Je me suis contenté de revenir de loin. C’est déjà beaucoup que tu vives et respires, n’en demande pas trop, tu n’es pas de taille, c’est ça, j’ai joué petit bras, jugeant que c’était déjà pas mal, que vu l’origine et l’entourage et la solitude je n’avais pas le droit d’espérer davantage, tu ne vas quand même pas viser le succès, il ne manquerait plus que ça, tu es très présentable en modeste, les timides comme toi nous touchent toujours, on aime les méconnus chez nous les triomphants. C’est pourquoi j’en appelle à la galerie.
J’ai tort. La galerie est un piège à ego. On y risque encore la frime. C’est la misère qui m’a fait parler. Pas de galerie, non, des frères et sœurs. L’exigeant public composé de frères et sœurs qui réclament de vous le meilleur de vous, vous rattrapent avant la chute, vous obligent au pied du mur, se moquent de vos chichis, brutalisent votre paresse, fracassent votre désespoir, tu ne vas pas renoncer, nous savons qui tu es, qui tu dois être, qui tu vas être, ainsi de suite. Et c’est pourquoi. Pourquoi quoi?
Pardon, c’était le moment délicat de la note bleue, celle qui console et déchire. Pas de galerie qui vaille. Pas de frères et sœurs qui tiennent. Pour ton mal on ne connaît pas le moindre baume. Ou alors c’est la parole. Et encore, une fois parlé, regarde, la plaie reste ouverte. »
Ludovic Janvier, « La galerie », Apparitions, Gallimard, 2016.
J’ai déjà parlé de Ludovic Janvier qui s’est éteint début 2016 quelques semaines avant la publication de ses deux derniers livres. Poète, essayiste (Beckett), romancier, cet auteur d’une œuvre singulière et forte est aussi l’inventeur d’un genre: les « brèves » d’Apparitions font suite aux trois volumes de « Brèves d’amour » déjà parus (Gallimard, 1993, 1996, 2002). Entre nouvelle et soliloque, les 68 textes de cet extraordinaire recueil sont autant d’essais de voix, jouant sur tous les registres, du récit à la réflexion, du sarcasme au lyrisme. Par ordre d’apparition: une boxeuse, un enfant fugueur, un faux confesseur, ou « l’ami de chevet » qui court les mourants. Mais aussi des artistes, proposant des éclats d’autoportrait – un peintre, une romancière affamés d’absolu, acharnés à traquer la vérité ou l’imposture, etc. Si lire c’est être « le propre lecteur de soi-même » comme l’affirme Proust, je connais peu d’auteurs qui produisent si véridiquement cet effet. Non seulement la prose élégante de Ludovic Janvier me touche, mais elle me bouleverse comme une voix amie qui me révèle « qui tu es, qui tu dois être, qui tu vas être ». Je publierai prochainement quelques-uns de ces textes qui s’offrent comme « ce chant qui élève au-dessus de soi ».
Illustrations: Photographie Pravs World / Éditions Gallimard.