rene-urtregerhmorganlettrine2Ami lecteur si tu n’aimes pas le jazz ne passe pas ton chemin car il y va plus ici que du seul art des notes syncopées…
Les éditions Odile Jacob nous proposent un livre rare par sa nature et la qualité de l’écriture: la biographie du jazzman René Urtreger l’un des meilleurs pianistes européens (dixit l’homme de radio Pierre Bouteiller) qui est aussi, à l’image de sa musique, une personnalité riche, à la fois multiple, complexe et paradoxale, donc attachante. Il fallait tout le talent de l’écrivain accompli qu’est Agnès Desarthe pour dresser le portrait, tracer le parcours mouvementé d’un musicien dans son époque avec la précision aimante, le tact délicat d’un regard aussi attentif qu’attentionné. On peut donc parler d’un livre écrit « à quatre mains » tant la complicité subtile, intelligente (et documentée) s’avère ici un gage de probité et d’harmonie, je dirais, musicale. En 250 pages Agnès Desarthe nous raconte l’histoire d’un « personnage » qui a connu le pire et le meilleur: la vocation d’un enfant juif prodige brisée par la guerre, la réussite fulgurante à la fin de l’adolescence d’un jeune pianiste qui fréquenta, accompagna les plus grands jazzmen (Lionel Hampton, Lester Young, Thelonious Monk, Dizzy Gillespie, Stan Getz, Chet Baker, Miles Davis), carrière presque aussitôt ternie par une spirale décadente, le renoncement, l’oubli, l’autodestruction à l’âge de la maturité et, au lieu de la mort prévisible, attendue, presque espérée, une seconde vie (grâce à une femme-ange) où l’intensité laisse place à la sérénité.compresse_desarthe_urtreger
L’homme qui ne cicatrise jamais ne risque pas de s’encroûter déclare René Urtreger, c’est peu dire que derrière ce compositeur-improvisateur exceptionnel*, inspiré par le génie de Charlie Parker et de Bud Powell son maître, se cache un homme à la vie exaltante avec ses hauts, ses bas, ses moments de joie, de tristesse. S’il parle régulièrement musique, de ses tournées européennes avec Miles Davis ou autres célébrités, de la conception du jazz qu’il défend (en tant que « bopper », il est parfois abrupt dans ses partis pris**), il évoque sans hésitation ses moments de perdition: à seize ans avec l’échec au Conservatoire (il apprend alors à faire des boutonnières de manteaux pour dames, puis travaille dans un magasin), la survie avec des travaux alimentaires aux côtés de stars de la période « yéyé » (Sacha Distel, Claude François), les passages au bord du gouffre avec la drogue, l’alcool quand, dans les années 70, il végète, has been quasi oublié jouant de la « soupe » au Club Med, etc. Apogées aussi bien que chutes (« Chute ascensionnelle ») se succèdent dans cette vie flamboyante où, comme l’a déclaré Agnès Desarthe dans une interview: « Il n’y a pas de mou dans cette existence. On est sans cesse dans le dur… ce qui n’exclue pas le tendre. »
Comment finir une biographie? La vie continue, il n’y a pas de « happy end » et pourtant le récit doit s’arrêter. Je ne dévoilerai pas le point d’orgue qui clôt ces échanges passionnants, mais il est charmant et conforme à l’esprit de cette aventure, ou plutôt à la personnalité du « Roi » René qui l’a soufflé à A. Desarthe, fidèle à son sens profond (instinct?) du tempo, de sa recherche acharnée de la note « juste ». La fameuse « note bleue » (blue note) – qui comme le savent les amateurs de jazz est plus qu’un « son », mais cette magie où le moment esthétique nous sort de la platitude existentielle et nous dévoile une vérité éthique sur la vie…

Difficile de choisir des extraits tant sont nombreux les passages que j’ai aimés… Je choisis néanmoins ceux qui ont trait à quelques remarques sur la nature du jazz, le mystère de cette musique savante qui, comme le dit René Urtreger, se fait (s’écoute) avec « la tête, le cœur et les tripes »:
Le swing selon A. Desarthe: « Tout s’arrête au moment où l’excitation est au plus haut. On se regarde les uns les autres, avec la conviction d’avoir assisté à un grand moment de musique. Quelque chose demeure de très physique, un mélange de tension et d’extrême délassement. Un nouveau théorème « Tout corps plongé dans le swing… » devrait être mis au point. J’essaie de comprendre comment cela fonctionne, d’où cela vient. Je ne traduis pas swing par balancement, je le traduis (fautivement) par ressort, à cause du phénomène oscillatoire, du mélange d’anticipation et de retard, de la langueur dans la rapidité, de la contraction dans la souplesse. Peut-être, me dis-je, que ce qui nous bouleverse et nous euphorise dans le swing, c’est qu’il propose une possible incarnation du présent, ce temps insaisissable toujours en retard sur l’avenir, en avance sur le passé, sans durée, réinventé à chaque seconde. Je pense la nostalgie contenue du jazz, à sa façon si particulière de toucher l’émotion sans jamais tomber dans le pathétique, à cette désinvolture, ne fût-elle qu’apparente. »
Le swing selon R. Urtreger:
« Le swing? – C’est une interprétation de la croche, un mouvement à trou­ver quelque part, dans la décomposition de la croche, entre le binaire et le ternaire. Et tout ça sans perdre le son. – Et le son, comment on le cherche, comment on le trouve? – On entend quelque chose dans sa tête et on fait en sorte que le corps l’exécute, en adoptant cer­taines positions, parfois jusqu’à se tordre. Il n’y a pas de bonne position au piano. Il y a la position qui te permet de t’approcher du son que tu as entendu dans ta tête. Il arrive qu’on se fasse mal physiquement, mais ça n’a aucune importance. »
La « vilaine note » de Thelonious Monk: « Nous évoquons « la vilaine note » de Thelonious Monk, cette saillie hors de la mélodie, cette déclaration de guerre à l’orthodoxie, une façon de tourner un dos bourru au piano-bar, et René, comme pour illustrer son propos, finit par jouer le Quatrième prélude de Chopin dans trois versions différentes, avec excès de sentimentalité, dans une froide raideur et, pour finir « à ma façon », comme annoncerait modestement une cuisinière anonyme pourtant digne des plus grands chefs. On dévie, on dérive et, parfois, on tombe sur une pépite.
(…) Je reconnais cet art du contre-pied, de l’échap­pée au moment où l’émotion pourrait submerger le propos; on en revient à la « vilaine note » de Monk, une autre façon de ne pas être conventionnel, de ne pas se laisser aller à l’autosatisfaction, à l’autocontemplation. Je repense au jeu de René et je me dis qu’il prend très au sérieux le verbe jouer, qu’il le conjugue au pied de la lettre. C’est une forme d’éthique. L’idée n’est pas de choquer, de déranger, de provoquer, il s’agit plutôt de ne pas s’étaler, de ne pas en imposer et d’atteindre ce lieu délicat du frottement, de l’échange, de la gratuité. Ce lieu qui fait de l’art une activité à la fois indéfendable et sacrée. »
Agnès Desarthe, Le Roi René – René Urtreger, Éditions Odile Jacob, avril 2016.

* Pour apprécier l’art de cet improvisateur hors-pair, écoutez sa manière de transfigurez ‘Round Midnight (cliquer sur le lien) de Thelonious Monk. Prolongez cette écoute avec deux disques-phares: Tentatives et René Urtreger Trio.
** Par rapport à d’autres musiciens comme Martial Solal, Henri Renaud ou l’évolution du jazz vers un style plus modal et une certaine intellectualisation.

Illustrations: Photographie de Stéphane Geufroi/©DRFP/©Éditions Odile Jacob.

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Patrick Corneau