Rien de plus poignant, bouleversant que ce basculement dans la vie de Rimbaud rapporté par François Sureau dans son admirable récit sur Charles de Foucauld (Je ne pense plus voyager, Gallimard, 2016):
« Le même jour (le 20 octobre 1878), Arthur Rimbaud, revenu à Roche après six mois de pérégrinations en Europe du Nord, reprend la route pour Alexandrie. Il part à pied, passe les Vosges, franchit le Saint-Gothard sous la neige et traverse l’Italie jusqu’à Gênes. Delahaye, son ancien professeur, rapporte une conversation tenue la veille de son départ dans cette petite maison de Roche que les Allemands ont détruite en 1940: ‘Le soir après dîner, je me risquai à lui demander s’il pensait toujours… à la littérature. Il eut alors, en secouant la tête, un petit rire mi-amusé, mi-agacé, comme si je lui eusse dit: ‘Est-ce que tu joues encore au cerceau?’ et répondit simplement: ‘Je ne m’occupe plus de ça’. »
Décision qui creuse « comme en passant » un mystère vertigineux dont François Sureau donne l’interprétation suivante:
« J’aime la littérature lorsqu’elle touche à la vérité. Il n’y a pas d’art en effet qui tienne, au sens où Breton raconte que Braque installait ses tableaux dans les champs de blé, pour voir s’ils ‘tenaient’. Qui a entrevu, ne fut-ce qu’un instant, ‘la hauteur, la largeur, la profondeur’ dont parle Paul de Tarse ne se sent plus disposé à aligner des phrases. Ce qu’il (Rimbaud) avait cherché dans la littérature, la sienne ou celle des autres, lui paraît soudain si proche. Il suffit non de lire ou d’écrire, mais de se taire et d’écouter. Quand rien n’advient plus, la littérature dans la seule acception qui vaille disparaît, et mieux vaut en effet s’en aller pour Aden. De toutes les décisions que Rimbaud a prises, celle de cesser d’écrire me paraît de loin la moins étrange. »
Je ne pense plus voyager, Gallimard, 2016, (pp. 95 et 152).
Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique.