IMG_0052hmorganlettrine2[Ce billet qui, à l’origine, était un commentaire, a été rejeté par les « modérateurs » d’Amazon pour des raisons aussi absconses que confuses]

Voilà un livre admirable et intempestif. Qui ne plaira pas à une multitude de gens car le propos de Jean Clair n’est pas « tendance », il ne surfe pas sur l’air du temps. De notre époque, il n’annonce pas de bonnes nouvelles: il en pointe le vide, dénonce les impostures, compte les pertes irréparables. C’est une manière de « dysangile » pour notre temps. La « part » de Jean Clair, c’est un peu le regard de l’ange de Paul Klee, cet « Angelus Novus » si magistralement commenté par Walter Benjamin: ailesKlee-angelus-novus déployées, tout en s’éloignant, il regarde dans notre direction; c’est la dernière fois qu’il nous salue, les yeux rivés sur le passé, il tourne le dos à l’avenir. Que voit-il? Des décombres, des esclaves enchaînés, une suite de désastres, de catastrophes…
L’encre mélancolique de Jean Clair est puisée dans le lait noir de l’aube*. Elle ne nous « aide pas ». Et c’est en cela qu’elle nous est indispensable.
La part de l’ange, Journal 2012-2015 est un livre qui se mérite, mot un peu désuet dont Jean Clair nous rappelle dans ses toutes dernières lignes qu’il « vient de ‘meritus’, c’est-à-dire de ‘mereo, ere’, un verbe qui signifie: ‘être digne de’. Il signifie aussi ‘se rendre coupable de' ».
A bon entendeur…

Un extrait ou « mauvaise nouvelle » (autrement dit une chose du passé qui vient nous faire « remontrance »…):
« Pour exercer son ministère, le maître endossait une blouse grise, et puis montait sur son estrade, non pour nous dominer mais pour n’oublier personne. Tous les élèves portaient des blouses grises. Non pour ne pas se salir ou pour effacer les différences entre les pauvres et les autres, ni par épargne quand les vêtements étaient rares, mais pour rappeler que la vérité est grise et que chercher la vérité est une chose ennuyeuse. On apprenait donc les degrés du noir et du blanc, comme l’artiste qui s’initie à l’art savant de la gravure. Et c’est ainsi, par l’effort du trait incisé, modulé, appuyé ou léger, que la vérité en effet, ni blanche ni noire, prenait forme. Elle n’était pas dans le coup d’éponge furieux de la table rase des esprits forts, ni dans le graffiti orgueilleusement tracé sur le tableau par le petit génie. Saisir la vérité était une tâche patiente qui méritait notre attention. La craie décidait enfin, durcie comme un poinçon, quand elle crissait sur le tableau. ‘Gravez-vous cela dans la tête’, concluait le Maître du haut de son estrade. L’école n’était pas là pour distiller l’inquiétude, le doute ou la suffisance. Un enseignement de la dérision, du sarcasme, ou du libre choix des élèves n’aurait eu aucun sens. Il y avait les bons élèves, et les autres. »
Jean Clair, La part de l’ange, Journal 2012-2015, Gallimard, 2016.

* Titre d’un des ouvrages de Jean Clair paru dans la collection « L’un et l’autre », Gallimard, 2007.

Illustrations: photographie ©Lelorgnonmélancolique (les nombreux marques-pages montrent combien la lecture de cet ouvrage m’a requis ou « interpellé » comme on disait jadis)/Angelus Novus, Paul Klee, 1920, Israel-Museum, Jerusalem.

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Patrick Corneau