Réchauffement climatique en cours, douceur saisonnière inhabituelle, il est temps d’évoquer avec Michel Tournier les hivers d’antan et l’esprit de Sils…
« Saint-Moritz, dominé par les sommets glaciaires du massif de la Bernina, est l’un des hauts lieux du ski alpin. A quelques kilomètres au sud-ouest, les deux lacs de Silvaplana et de Sils Maria appartiennent depuis quelques années aux pratiquants du ski de fond.
Cette spécialisation en ski alpin et ski de fond ou nordique serait outrancière si, dans nombre de stations, le bon vieux ski de randonnée, avec ses brodequins montagnards et ses peaux de phoque, ne conservait ses adeptes. Car le nouveau skieur alpin, traînant à chaque pied un attirail lourd et raide comme bronze, est bien incapable de marcher un peu longuement et surtout de grimper par ses propres moyens. Totalement tributaire du remonte-pente électrique, il ne fait que gérer, au mieux des accidents du terrain, l’énergie potentielle qu’il lui doit. Qui veut connaître les vertus du froid dominé par un effort athlétique s’élance dès le matin sur l’aire poudrée de neige des grands lacs gelés. Chaussé à la légère, les pieds ailés de petits skis fins et sans carres, le skieur de fond vole sur la surface parfaitement plane et blanche. Le vent qui s’engouffre dans la vallée lui taillade le visage, lui broie les mains, lui braie les narines et la gorge. Sous la poussée de ses bâtons, sous ses pas légers, la glace retentit avec une sonorité glauque, et deux mètres plus bas son passage fait éclater des éventails de petits poissons. Il ne doit sa vitesse qu’à son effort musculaire que se partagent presque à égalité ses bras et ses jambes. C’est un sport total, d’une rigueur et d’une efficacité exaltantes.
Oui, les vertus du froid et de l’effort! Nous sommes bien loin ici des plages lascives, du sable voluptueux, de la vague tiède et facile. L’été est la saison de la chair. Sur l’hiver souffle un vent rigoriste, et le discours qu’il me tient aux oreilles n’a rien de permissif. Le froid est une leçon de morale. Il châtie durement la nudité—et jusqu’à celle du bout de mon nez…
Pourtant la morale de Sils se respire sur les sommets. Elle n’a rien de commun avec la morale des cloportes qui règne sur les villes basses, noires et pluvieuses. Son haleine pure et glacée n’est pas le respiration fétide de la Bête Pudibonde dont le mufle blême veille à la porte des cinémas.
L’esprit de Sils possède son temple. C’est à Maria, la petite maison — écrasée aujourd’hui entre deux hôtels — où Frédéric Nietzsche séjourna régulièrement entre 1881 et 1888. C’est là — « à six mille pieds au-dessus des hommes » — qu’il rencontra pour la première fois ses deux doubles, Zarathoustra et Dionysos. C’est là que pendant sept ans, brisé par la maladie, courbé par la souffrance, à demi aveugle, les tempes martelées par des névralgies torturantes, il promulgua le nouvel évangile de la Grande Santé. A l’écoute de son ombre, le voyageur dépêchait inlassablement vers les hommes les préceptes du gai savoir. Écoutez-moi! J’ai fait une découverte merveilleuse, gaie de surcroît! Il n’y a de vérité que légère et chantante. La pesanteur est du diable. Il n’y a de dieu que dansant et riant sur la surface des grands lacs alpins…
Il tâtonnait sur ces rivages, ivre de lumière et de douleur, le cerveau brillé par des évidences fulgurantes.
Mais, lorsqu’il pleurait, c’étaient des larmes de joie. »
Michel Tournier, « Le froid et ses vertus », Des clés et des serrures, Chêne/Hachette, 1979.
Illustration: La chambre de F. Nietzsche à Sils-Maria, Nietzsche-Haus, Sils-Maria, photographie de André Gunthert.