ob_b73216_capture-d-e-cran-2015-06-09-a-14Un des livres les plus énigmatiques de Morand est Tais-toi, sorte de variation à plusieurs voix bâtie sur le silence et, paradoxalement, sur l’impossibilité de se taire. Frédéric Lahire personnage mutique achève une confession par des aveux poignants: « L’essentiel, où est-il? D’autres mots? On croit qu’ils servent à exprimer les idées, les sentiments; peut-être les créent-ils? Les pensées naissent des mots, les déclarations d’amour engendrent l’amour. Si je pouvais trouver les mots, les vrais, ceux qui, en enfer, avouent tout… ce serait à souhaiter l’enfer!… Je vous en prie, ne dites pas que vous n’avez pas de temps pour des rabâchages d’un dément… Si même vous m’avez écouté sans m’en­tendre, il ne se peut pas que vous n’ayez senti à quelle effroyable solitude m’a condamné mon silence, mon misérable silence… J’étouffe sous d’incroyables épais­seurs de silence… Mais qu’y a-t-il donc en moi qui refuse de sortir! Si vous me laissez le temps de desserrer ma cravate… Non, je ne trouve rien… Ne suis-je donc rien? Ne suis-je donc personne? Faudra-t-il que je me fasse un trou dans la tête pour que ça sorte? »
Dans Monplaisir …en littérature, relu récemment, j’avais oublié un texte étrange de Paul Morand qui se donne comme une réflexion sur le silence en littérature et qui devait sans doute servir de prologue à Tais-toi. Texte magnifique, toujours actuel (il suffit de remplacer « dictaphone » par « smartphone »…) qui me fait rêver d’une LGL où François Busnel aurait invité des écrivains, sinon aphasiques, du moins « étouffant de silence » à venir présenter des textes radicalement silencieux à défaut d’être… mutiques.

« Le roman du silence
Exprimer le jus d’un fruit, exprimer les sentiments d’un cœur, l’opération est la même; mais il arrive qu’un cœur ne laisse pas sortir les paroles; aux silences éloquents font pendant les douleurs muettes. Un héros comme le mien, qui se tait, volontairement ou malgré lui, est difficile à comprendre, malaisé à décrire, et pourtant je m’y risque dans ce petit livre, aux dimensions d’une longue nouvelle, mais aux tendances d’un roman. En l’écrivant, j’avais présent à l’esprit l’admirable: ‘Il étouffait de silence’, de Saint-Simon.
Le mutisme du héros, peu tentant pour nos écrivains, domine toutefois le roman anglais. Jusqu’à la grande libération freudienne grâce à laquelle les Anglo-Saxons se sont mis à tout dire (et même crûment), le silence était un des ressorts du roman victorien, edwardien, etc. (Baring, Benson, Elliott), qui se serait arrêté dès les premières pages si le héros, ou l’héroïne, bâillonnés, n’avaient attendu le dernier chapitre pour s’expliquer. Dès les public schools, si importantes dans la formation des élites britanniques, une éducation d’inspiration spartiate dressait les enfants à ne pas faire montre de leurs sentiments et leur inculquait le viril idéal du strong silent Britisher.
En France, le silence attend encore son romancier; ce qui semble étrange, puisque la question qui préoccupe la plupart des écrivains contemporains est l’incommunicabilité des êtres. Parmi les problèmes humains, l’un des plus graves n’est-il pas celui des choses non dites?
Certes, il y a des silences déterminants, des silences qui sont des contrats, d’autres qui sont des ruptures tacites et tombent comme la pelletée de terre sur le cercueil.
Le silence est une arme défensive… et offensive. Le péché d’omission, véniel en apparence, est souvent profitable. Un homme, s’il sait se taire, peut voir sa carrière faite par tel ministre avec qui il a déjeuné à la table d’un escroc que l’on vient d’arrêter. Le chantage, c’est le silence monnayé; les aigrefins le vendent comme une denrée.
Il est aussi de ‘nobles silences’ (Voltaire) où l’absence de paroles est plus lourde que la parole.
A notre époque de loquacité déchaînée, décuplée par les dictaphones et les haut-parleurs, où les gens ne cessent de parler que pour écrire (ce qui est la même chose, malheureusement), on trouvera singulier de voir incriminer le silence. Il ne s’agit pas d’en nier la grandeur: à travers le flux des paroles quotidiennes, sous le flot des ondes de toutes les radios, les fortes personnalités poursuivent dans l’ombre, leurs plans, les trusts s’entraident ou s’égorgent, les grands desseins se contrarient ou s’accomplissent. Tout ce qui est dit, s’affaiblit en s’éclairant; tout ce qui est tu prend dans notre âge de bavardage, une profondeur et un romanesque effrayants.
Déjà la Révolution française nous en avait fourni l’exemple; elle semble se perdre dans une tempête de discours; ce n’est qu’apparence et les clubs ne sont qu’une façade; derrière, se poursuit l’implacable politique des Jacobins dont les historiens commencent à déceler la redoutable et secrète continuité.
Le silence n’est donné qu’à l’homme. Dans la nature, tout parle, même les poissons dont les ultrasons viennent de révéler l’universel babil. Étant homme, le héros de Tais-toi est muet; il traverse tous les milieux, la Presse, la Politique, les Affaires, l’Amour sans desserrer ses puissantes mâchoires, silencieux, et redouté parce que silencieux. N’étant pas muet de naissance, mais seulement taciturne par accident, pourra-t-il se taire jusqu’au bout, imitant Louis XIII, qui n’a pas, comme Louis XIV, laissé de pompeux Mémoires, mais est mort, dit-on, un doigt sur les lèvres : l’Ombre-reine, avant le Roi- Soleil. »
Paul Morand, Monplaisir… en littérature, Gallimard, 1967.

Illustration: Portrait de Paul Morand par Jacques-Emile Blanche.

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Patrick Corneau