A la fin du très beau texte (L’une & l’autre, Éditions de l’Iconoclaste) qu’elle a consacré à Cristina Campo, Cécile Guilbert se met à rêver à une rencontre improbable entre L. F. Céline et l’essayiste italienne. Sans doute, tout à première vue, les séparait, néanmoins, ils se seraient lus, parfaitement entendus et mieux encore, reconnus. En effet, écrit C. Guilbert: « Même solitude fondamentale, même hostilité de leurs contemporains, même fine sensibilité cristalline, même ressenti du style comme puissance isolante, même tropisme de la perfection. (…) Comme lui, Campo n’a cessé d’être heurtée par la laideur, la vulgarité, la lourdeur du monde présent — ce ‘cauchemar horriblement littéral où tout a la valeur de ce qu’il paraît’ écrivait-elle; cette ‘époque de pachydermes dont il serait déshonnête d’exiger que l’art du cristal leur soit familier’. Un temps de plus en plus insensible aux subtilités de la politesse, aux finesses de la litote, à l’understatement: éternel combat d’Ariel contre Caliban, mais pas seulement. »
Évidemment, je pense à un autre maître en matière d’understatement: Paul Morand qui, lui aussi à beaucoup à voir avec la fière et secrète Cristina. Lui (tout comme Céline) participait aussi de ce même aristocratisme d’esprit ET de style, chose véritablement old school qui, dit C. Guilbert, « demeure indécrottablement écrasée par le talon de fer de l’opinion courante ».
J’ai retrouvé récemment un texte délicieux de Morand sur l’understatement qui peut être considéré (aussi) comme un trait éminent de sprezzatura:
« L’ART DE CACHER
« Understatement » ou qui parle le moins peut le plus
Un ami me dit: « A la veille de la guerre de Finlande, les Russes firent défiler devant les attachés militaires étrangers, des canons d’un vieux modèle et des tanks rafistolés. Bel exemple d’understatement, n’est-ce pas? »
Je voudrais trouver l’équivalent français de ce mot utile et frappant. Je vais au dictionnaire et trouve : Understate « ne pas assez dire ». Pas fameux!
To understate, c’est atténuer, adoucir, descendre d’un ton, modérer les termes pour les faim mieux passer; c’est voiler le volume de ses biceps. Affaiblissement volontaire dans l’expression de la force, une force si sûre d’elle-même qu’elle prend le temps d’être élégante et frappe d’autant plus vigoureusement qu’elle a mieux déguisé sa puissance.
Affirmer que la langue française est inapte à ce jeu, c’est oublier sa haute époque et la richesse d’une rhétorique qui dispose de trois mots exténuation, litote, tapinose, figures de style qui consistent justement à substituer à la véritable pensée une autre, voisine, mais plus retenue. Giraudoux, écrivain pudique, aimait la litote. Par-là, il rejoignait le Grand Siècle; le
Va, je ne te hais point
de Chimène à Rodrigue est un parfait exemple de l’understatement français.
Toute notre littérature du XVIIe siècle est une littérature d’understatement, c’est-à-dire de discrétion, de sobriété et de prudence. (Le « Il a su me toucher » pour « Je l’adore ».) Le proverbe dit: « A grand seigneur, peu de paroles. »
L’understatement est le père de l’humour. Un duc interroge son garde-chasse sur les exploits de son fils: « Le jeune lord a tiré divinement, répond le garde, mais Dieu a été clément pour les petits oiseaux. »
L’understatement est gracieux: « Poor old sterling« , soupirait devant moi, avec une compassion souriante, un ami anglais à demi ruiné par les dévaluations de la livre. Suprême politesse de l’Anglais, ce peuple qui, trop souvent, fait dans notre littérature des entrées inciviles, tandis que son urbanité devrait être proverbiale. (« Je ferai respectueusement observer à l’Honorable Membre pour la circonscription de… qu’il ne présente pas la vérité sous son vrai jour, etc. » est l’équivalent de notre parlementaire: « Tu mens, salaud! »)
L’understatement a pour fils l’euphémisme, déguisement d’idées pénibles, odieuses ou tristes, sous des vocables atténuants. Les Orientaux, les Chinois, les Russes (au temps de la civilité internationale) étaient passés maitres dans cet art nuancé que les Anglais apprirent à l’école des Indes. Ceux-ci le montrèrent bien quand, il y a un siècle, représentant de la reine Victoria auprès de la Sublime Porte, abandonnant une négociation sans issue, dit au sultan: « Je crains que le gouvernement de Sa Majesté ne doive désormais se faire mieux entendre que par ma voix. Le padischach comprit immédiatement que cela signifiait: « Trois vaisseaux de haut bord pointeront demain matin leurs canons sur le Sérail. » Mais aujourd’hui, lorsqu’un diplomate quitte, après audience, en essuyant son fond de culotte meurtri, quelque potentat oriental et qu’il grommelle: « Ce bandit entendra parler de moi! », il sait trop bien que tout ce qui pourra arriver au bandit, c’est un nouveau mémorandum, si ce n’est une invitation à dîner. L’understatement est une forme du tact, il s’entend à menacer le faible, tout en ménageant sa susceptibilité; il permet les retraites, sans perte de face. Un 305 mm silencieux vaut mieux qu’une presse qui fanfare (surtout quand il arrive qu’elle ne fanfare qu’un échec). Cette méthode donne d’excellents résultats dans les pays habitués à la jactance et aux coups de poing sur la table. « Je suis, disait Théodore Roosevelt, un homme qui parle doucement, un gros bâton à la main; cela vaut mieux que de hurler en brandissant un mouchoir. »
La propagande est exactement à l’opposé de l’understatement c’est l’overstatement, le bruit, l’emphase, le mensonge supercoquentieux, forcément suivi du dégonflage et de la perte de face. L’understatement ménage les transitions, évite les brusques et burlesques passages d’un climat à un autre, les « jamais nous ne quitterons cette position imprenable et cette terre sacrée », suivis, la nuit d’après, par une retraite précipitée.
Un des avantages de l’understatement, c’est d’être immédiatement échangeable contre des actes; avec, en plus, les intérêts composés. C’est à l’overstatement, ce que la littérature, qui pèse ses mots, est à l’éloquence, qui les fournit en vrac.
L’overstatement, comme la propagande, se dévore lui-même; la surenchère, impossible dans l’understatement, est aisée, et même inévitable, dans l’overstatement, qui s’use rapidement. Nous avons vu les épithètes « vipère lubrique » et « traître visqueux » remporter un premier succès de choc; mais déjà elles ne signifient plus qu’un adjectif courant désignant la partie adverse.
C’est que l’overstatement s’adresse aux masses et que les masses ne vivent que de dévaluations. »
Paul Morand, Chroniques (1931-1954), Grasset.
Ce texte n’a pas vieilli, hélas! Les hésitations, tergiversations et lourd brassage d’air de nos gouvernants en pointent toute la vexante actualité…
Illustration: Portrait du jeune homme au livre d’Angelo Bronzino.
D’ailleurs on ne meurt plus. On décède, on disparaît, on nous quitte, on est privé de vie.
J’ai noté que qualifier quelqu’un de noir est considéré comme trop violent. Il n’y a plus que des blacks.
Les circonvolutions understatementesques fleurissent et frisent le ridicule.
L’understatement tel qu’on le trouve dans le meilleur de la littérature à peu à voir avec ces détournements de langage dont vous parlez, lesquels ne servent qu’à déguiser la réalité pour conforter l’aveuglement collectif décidé par la bienpensance.