LON17727ferli10Au regard des évènements en cours depuis le 7 janvier, on gagnerait beaucoup à relire les pages de 2007 que Peter Sloterdijk consacra aux « désastres de la folie de Dieu qui tue au nom de la vertu ».
(Extrait des pp. 94-97)

« On voit se dessiner ici le concept aujourd’hui fameux du djihad, cet « effort sur la voie de Dieu » par lequel l’islam voudrait former – sans exception, du moins quant à l’intention — ses croyants en zélateurs du royaume de Dieu. Avec lui, le militantisme est gravé dès les premiers mouvements ascendants de la vie musulmane, et s’il ne compte pas officiellement parmi les cinq « piliers » bien connus, c’est parce qu’il est contenu implicitement dans chacun des autres piliers. L’islam n’incarne donc pas seulement la forme finale la plus affirmée de l’universalisme religieux offensif (auquel seul le communisme a fait provisoirement concurrence), il est pratiquement, de par son projet, une religion du campement militaire. Le mouvement permanent lui est inhérent — et toute période d’immobilité doit être suspectée comme s’il s’agissait du début de la déchéance de la foi. Sur ce point, Mohammed était un descendant de Paul, fidèle à son modèle — à cette différence non négligeable près que ce dernier, civil et citoyen romain, donnait l’avantage au zèle sans violence. Le zélotisme islamique va d’emblée de pair avec une certaine piété de l’épée, soutenue par une mystique du martyre abondamment ornée. Il serait exagéré de présenter comme des révolutionnaires professionnels de Dieu les moudjahiddin agressifs de l’époque des califes, mais compte tenu de leur pro¬pension à faire usage de la violence à de bonnes fins, on peut établir des parentés à longues distances. L’auteur égyptien contemporain Sa’id Ayyub postule le devoir, institué par Dieu, pour les musulmans, de verser leur sang dans la guerre sainte contre le Satan antimusulman : « Tel est notre destin, depuis le jour de la bataille de Badr (en l’an 624) jusqu’au jour de l’Antéchrist . »
L’intériorisation du djihad, qui fut enseignée à partir du XIIe siècle d’après les incitations du mystique soufi al-Ghazali, ont pu porter de belles fleurs dans la paix de « l’arrière » islamique. Le fait que l’on ait pu désigner le combat intérieur comme le grand djihad, le combat extérieur comme le petit, ne prouve cependant qu’une chose : même l’islam, plutôt connu d’ordinaire pour sa sobriété, n’était pas à l’abri de l’exaltation. La popularisation du djihad dans les conflits contemporains provoque la désublimation du concept et donc le retour à sa première signification, en dépit de toutes les objections émises par les interprètes spirituels. L’idée du combat contre ce qu’il y a de bas en soi-même a engendré un militantisme cérébral sans ennemi extérieur, tel qu’on l’a aussi observé dans la transformation de l’art de la guerre extrême-oriental en disciplines de combat spiritualisées. Le djihad subtil voulait être mené sous la forme d’une campagne contre le reliquat païen à l’intérieur de soi-même — le croyant découvrant en lui-même des oasis rebelles et des provinces anarchistes où le règne de la loi n’est pas encore parvenu. Avec le retour de l’ennemi réel, ne fût-ce qu’au niveau des malentendus et des projections, les sens figurés disparais¬sent. On voit revenir à leur place des actes de guerre concrets contre des adversaires physiques, à proximité et à distance. Les agitateurs modernes le disent sans détour : le croyant ne doit pas avoir de repos tant qu’il vit dans un système politique non islamique ; sa vie ne prend sens que si elle est consacrée à faire tomber la puissance étrangère dominante Celui qui s’engage dans ce combat a sa place assurée au paradis ; en revanche, les incroyants qui perdent la vie au cours du combat injuste contre les musulmans partent directement pour l’enfer. Bien qu’ils ne détiennent aucune autorité savante, les activistes des organisations guerrières actuelles savent se référer aux sourates adaptées. Leurs actes peuvent bien être répugnants, leurs citations sont sans erreurs.

(…) Que l’on fantasme, comme on le fait assez souvent dans les cercles de combattants, sur la restauration du califat mondial, cela montre aussi qu’un nombre non négligeable de ces radicalisés vivent dans des mondes parallèles déconnectés. Chez eux, le surréalisme inhérent à toutes les religions se transforme en une rêverie les yeux ouverts. Ils œuvrent à un agenda purement imaginaire qui n’est plus compatible avec aucune espèce d’histoire réelle. L’unique lien entre leurs constructions et le reste du monde est l’attentat occasionnant le plus de morts possible, et qui, par sa forme scénique, constitue une razzia menée dans le réel depuis le monde du rêve.

(…)  ce n’est pas sans raison que l’on a tout récemment éliminé les psaumes vengeurs, objets de contestation, des heures canoniales de l’Église romaine. Le temps viendra où les musulmans se déci­deront eux aussi à passer sur la lecture des sombres passages du Coran. Le processus de civilisation des monothéismes est achevé dès que les hommes ont honte de certains propos de leur Dieu que l’on a, par malheur, conservés par écrit, comme on a honte des propos d’un grand-père généralement très gentil, mais sujet aux crises de colère, que l’on ne laisse plus depuis longtemps sor­tir en public sans être accompagné. »
Peter Sloterdijk, La folie de Dieu – Du combat des trois monothéismes, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Maren Sell Editeur, 2007.

Illustration: Stuart Franklin (Magum), Jerusalem – Dome of the Rock mosque with the Mount of Olives behind. 1995.

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Patrick Corneau