« Il était une fois un dompteur qui menait sur les marchés une troupe de chimpanzés costumés avec des chapeaux et des habits rouges; ils interprétaient sur leurs tréteaux des farces très célèbres, Le Moulin ou Trois Batailles, sous les rires et les applaudissements de petites foules ravies. Ces chimpanzés ressemblaient vraiment à des hommes, par leurs mimiques et leurs attitudes, et le dompteur recueillait des sapèques à foison à la fin de chaque spectacle. Et puis il y eut des guerres, des incursions de bandits qui pillèrent les récoltes et brûlèrent des villages; l’argent devint plus rare. Le dompteur réunit sa troupe de singes dans la cour de la ferme où ils habitaient; il leur tint ce langage:
— Ah! mes bons amis, je suis obligé de vous restreindre. Désormais, pour vos repas, je vous distribuerai trois châtaignes le matin et quatre le soir…
— Houhouhou! crièrent les singes en montrant les dents.
— Silence! Je vous ai entendus et je vais m’efforcer de vous contenter. Pour répondre positivement à votre protestation, vous aurez quatre châtaignes le matin et trois le soir.
— Oui! Bravo! dirent les singes en dansant de joie.
Dans les deux cas, les chimpanzés étaient mêmement rationnés à sept châtaignes par jour. A quoi était due leur réaction? Maître Houei se retira en laissant Tchouang la tête pleine d’interrogations contraires. Il y avait plusieurs façons d’interpréter le revirement des chimpanzés, se disait Tchouang. Soit ces singes sont idiots, soit ils ne savent pas compter, soit les châtaignes du matin sont plus gratifiantes avant une journée de labeur, soit ils simulent la satisfaction pour avoir la paix, soit ils veulent saluer la prouesse verbale de leur dompteur qui a su leur parler, et les tromper. C’était ainsi, par la modulation des mots, par le ton résolu de la voix, que le peuple se laissait bercer par les tyrans. »
Le Maître, Patrick Rambaud, Grasset, 2015.
Illustration: Yi Yuanji (dynastie Song).