ferlimortar11Pour les leçons d’histoire un peu moralisatrices, un rien ronchonnantes mais toujours percutantes, l’ancien guérilléro (et ex-moustachu) n’a pas son pareil. Régis Debray parle: tout le monde se lève! Attention, envol de style…
(extraits pp. 42, 43 et 54, 55)

« Comme sont apparues dans les homélies, avec la fin d’un monde chrétiennement ordonné, les valeurs chrétiennes, on a vu après l’écroulement de la République, suivant celui de ses deux piliers, l’instituteur et le cons­crit, l’école pour tous et la nation en armes, nos valeurs républicaines assurer le Son et Lumière des palais officiels. Ce pharisaïsme n’enlève rien au caractère crucial de ce qu’on peut appeler la verticale de référence. Sans un axe de ce genre, rien de solide à l’horizontale, mais du sablonneux, du liquéfié, de l’inver­tébré. Ségrégation et zonage. Des cases etdebray des niches juxtaposées. La mise en concurrence des régions, corporations, souffrances et mémoires, disloque tout ce que l’histoire a pu agréger, mêler et féconder. L’Europe officielle se meurt d’horizontalité: comme rien ne dépasse la loi du chiffre, volatile par essence, ça tend à se morceler en contrebas (Catalogne, Ecosse, Padanie, Flandres, etc.). La France ne se morcelle pas en principautés territoriales mais sa syntaxe se relâche en ghettos, réseaux, lobbies, ethnies, et confessions. Et tout se tient dans ce démembrement. C’est l’avènement paresseux de la parataxe, mère de toutes nos détresses et platitudes, ceci commande cela. On n’articule pas, on juxtapose. On n’argumente pas, on dénombre. Notre langue, écrite ou parlée, a congédié les subordonnées en même temps que les majuscules. La crise économique nous voile la misère symbolique qu’elle entre­tient et reconduit, propre à détricoter le tissu conjonctif d’une société. Soixante millions de branchés, soixante millions d’esseulés, qui ne savent plus à quel saint se vouer. D’où nous vient un pays mal dans sa peau, émietté au dedans, aligné au dehors, obturé au lointain, discutaillant en circuit fermé, irritable et maussade, endeuillé de tout destin collectif, vivant au jour le jour dans un embrigadement informatif sans équivalent depuis l’avènement de la première République, compte non tenu de l’intermède vichyssois, avec la Toile en exutoire, où convergent, s’enchevêtrent et s’entre-détruisent les tuyaux d’échappement des gaz colériques. Jamais les organes d’opinion ayant pignon sur rue n’ont été plus nombreux ni plus strictement semblables les uns aux autres. Stressante et ressassante, l’info continue bom­barde de mauvais chiffres et de faux événe­ments des individus à l’épiderme d’autant plus vulnérable qu’il est privé d’isolant ou d’ar­mure, à défaut de cette couche immunisante et protectrice que procure à leurs adeptes une doctrine, une foi ou tout simplement une conviction. »

Et la conclusion:
(…) Il serait, dans ce désert moral, du plus grand intérêt, pour l’ »espace France » qui a perdu ses usines avec ses majuscules, de s’exhausser quelque peu en se donnant un vrai motif de désintéressement. Il arrive en effet que le busi­ness ne fasse pas le bonheur et qu’on ait besoin, en point de fuite, de grandes choses inutiles. Il arrive même que des jeunes d’ici, que ne réjouit pas la perspective de faire garde de sécurité ou hôte d’accueil au Faubourg Saint-Honoré, aillent faire leur service militaire ailleurs, qui en Syrie, qui en Israël, qui en Ukraine. De quoi donner des frissons aux frileux. On peut craindre de fait une sorte de cercle vicieux entre le nihilisme du gratin et le fanatisme de la « racaille ». Un chassé-croisé de phobies et de boucs émissaires entre les aliénés de l’Ame­rican dream rêvant d’aller déambuler à San Francisco et New York, et les aliénés d’un califat fantasmatique, rêvant d’aller parader à Mossoul ou Rakka. Les premiers devenant étrangers à eux-mêmes et les seconds faisant leur une lointaine folie.
L’extinction des Lumières n’est pas inscrite dans les astres. Un retour au concret d’ici et maintenant reste possible, pour peu que l’héritage vienne à croiser une volonté. Pas demain dimanche, certes, mais gardons en mémoire cet on-dit vernaculaire: le pire n’est pas toujours sûr. »
Régis Debray, l’erreur de calcul, Coll. « Le poing sur la table », Éditions du Cerf, 60 pages, 5€.

Illustration: Editions du Cerf

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Patrick Corneau