Poète, essayiste, romancier, dramaturge et grand spécialiste de Rimbaud, Alain Borer déplore, en amoureux de la langue, notre soumission au modèle dominant de l’anglais. Un asservissement* synonyme, selon lui, d’appauvrissement catastrophique parce les atteintes sont irréversibles. Un plaidoyer érudit, enthousiaste, convaincant, drôle (mais oui) en faveur de la langue française que tout citoyen de ce pays (et pas seulement ceux qui campent en « littéracie ») se doit (se devrait) de lire – vœux pieux, probablement…
* « par paresse d’esprit tout autant, indifférence ou perte esthétique, laisser-aller, problème de transmission, snobisme, mimétisme, oubli de soi, soumissions, désamour de la langue, amour du censeur, démagogie des publicistes et de l’audiovisuel, échouage collectif… »
[Extrait un peu long, mais la démonstration est imparable!]
« Le troisième millénaire a commencé en 1991, avec la guerre du Golfe, telle est la date autour de laquelle le monde entier s’est mis en même temps à regarder la télévision. Il ne cessera plus jamais. Il n’y avait rien à voir, bien entendu, qu’un écran verdâtre, mais ce fut la première manifestation — l’humanité simultanée devant ce même écran vert — d’un phénomène irréversible.
Dans le même mouvement, partout dans le monde on remise définitivement les machines à écrire pour s’équiper en ordinateurs: la planète se numérise. Jour de gloire pour la communication, on envoie le premier SMS (short message service) sous le sapin de Noël « Merry Christmas », 3 décembre 1992. Contemporaine de la chute du mur de Berlin, cette grande mutation se mêle nécessairement au déferlement du capitalisme financier triomphant, pour constituer, en faisceau, les événements majeurs de l’unification du monde.
Au terme stéréotypé de « révolution », qui a trop servi et devrait être retiré de la circulation, tel un assignat, récupéré par la publicité, et d’ailleurs contresens littéral puisqu’il désigne, en astronomie, le retour au point de départ, préférons celui d’abruption. — cette figure définie par Fontanier comme un « passage brusque, imprévu » qui implique une transformation et un changement de direction irréversible; mutation soudaine, l’abruption s’impose dans la durée en périmant les phrases précédentes, sans les supprimer pour autant.
L’ère de Gutenberg s’achève — les signes avant-coureur en furent les méthodes de lecture rapide, les romans abrégés, le développement de la « littéracie » (voir ci-dessus) aux dépens de la littérature, les « livres-objets » des années soixante-dix qui anticipèrent leur dématérialisation, mais aussi la pléthore désespérée des publications… —, périmée par les nouvelles technologies de la vidéosphère qui entraînent l’explosion du système auteur texte-livre-éditeur-diffuseur-lecteur; chacun sait que cette abruption d’ordre médiologique, imprévisible et gigantesque, encore débutante, transforme tout, relation et usages, conceptions et pratiques, dont témoignent, sans doute, les nouveaux instruments physiquement présents partout, même alentour de ce livre… Commutation, réactivité, simultanéité, de nouvelles opérations se développent sur un principe de fragmentation — au nom de bombe redoutable et qui atteint chaque sujet dans sa vie quotidienne, tout le monde et le monde même est concerné par cette mutation, nous sommes tous des mutants de Panurge…
On ne peut plus sans interruption lire un livre, s’installer dans quelque durée sans signal de messagerie ni recours de la Toile simultanés, comme sans doute à l’instant même: le Quichotte s’adressait, dès ses deux premiers mots, au « lecteur inoccupé », qui n’existe plus. Telle est la réponse flagrante qui concerne la langue; pour la première fois dans son histoire, tout le monde plus ou moins commet des fautes, parce que tout le monde est passé aux nouvelles technologies; il ne s’agit pas d’une sempiternelle querelle de génération, même si chacun a ses codes: les jeunes n’apprennent pas, les vieux oublient, tout le monde pianote; il ne s’agit pas d’un rapport de classes, comme la Pléiade s’opposa jadis au langage populaire de Clément Marot: sous le pilonnage de l’artillerie lourde des médias, cela s’entend. Les « fautes » ont l’âge de l’ère virtuelle — deux générations bientôt, mais tous âges confondus!
Il en va de la langue comme des vents, ils n’ont pas de cause unique, et l’on ne sait d’où ils sortent, de quelle amphore crétoise; leurs causes étant multiples, et chacune spécifique — la crise, l’anglo-américain, la mondialisation, le rétrécissement de l’État…, et de plus subtiles — elles se mêlent toutes et aggravent la force du vent dans sa direction dominante; mais toutes se trouvent impliquées par cette abruption virtuelle, quelles que soient leurs responsabilités, toutes étant à l’intérieur de l’amphore principale; l’école, par exemple, porte de lourdes responsabilités devant la langue, mais elle est elle-même, comme les autres causes, pour les enseignants comme pour les élèves, traversée et modelée par les technologies, par leurs effets sur toutes les actions, lire (la dématérialisation du livre), écrire (les SMS et l’écriture digitale), s’informer et communiquer, s’approprier le savoir, bref l’abruption virtuelle porte sur le Symbolique, qui désigne tous les domaines du Sens, et met en question ce qui les irrigue, la langue même.
Or la langue française, singulièrement, reçoit de plein fouet cette abruption dans une langue internationalisante, qui envahit et occupe le vaste monde virtuel, en slang (ces termes pas encore officiels de l’anglo-américain globalisé, constamment renouvelés, ces mots de langue cuite, comme disait Robert Desnos pour désigner des mots usés à peine utilisés)… blog, geek, hashtag, kikoolol, leet speak, meme, rage comics, stalking, tumblr de gifs, tweeter, webmaster, wifi… De plein fouet, la seule: pourquoi?
Parce que si l’on cesse l’activité de lecture (comme s’en inquiétait la revue Quest dévouée à la défense de la langue anglaise, à propos des quatre-vingts pour cent d’enfants qui ne savent pas lire à la fin de l’école primaire dans la région de Liverpool, le Merseyside), la langue anglaise que parlent ces enfants reste la même que celle qu’ils ne lisent pas! Ils se comprennent par la prononciation, et non par l’orthographe: aucune autre langue que la langue française n’est autant affectée par cette mutation virtuelle qui laisse une langue écrite sans défense non seulement en termes de traduction mais en termes de valeur d’attractivité, de proposition imaginaire sur ses nouveaux et vastes publics: sur un plan plus profond que celui du lexique, la langue française se trouve menacée plus que toute autre, parce que les métaplasmes détruisent son… « logiciel », la vérification par écrit qui lui est vitale. Autrement dit, que devient la langue française – à travers ses prescriptions – quand elle perd sa littérature comme bruit de fond, permanente et ultime référence, après tous ces siècles où pas une voix, pas une image en mouvement n’apparaissaient qu’à travers l’écrit? Ainsi ce détail significatif du solécisme après « après que » qui distingua depuis le fond des âges le subjonctif et l’indicatif apparaît-il comme un métaplasme logique, le symptôme d’une nouvelle ère qui ne distingue pas le fait et l’hypothèse: l’ère du virtuel. »
De quel amour blessée. Réflexions sur la langue française, par Alain Borer, Gallimard, 354p., 22,50€.
Illustrations: Éditions Gallimard.
Je ne comprends pas cette phrase : « l’abruption s’impose dans la durée en périmant les phases précédentes, sans les supprimer tout était. »
« Tout était » au lieu de « pour autant » ?
Et un « s » en trop à « abruption » dans « …mais toutes se trouvent impliquées par cette abruptions virtuelle,… » (à côté de la photo du monsieur)
L’erreur, la faute, la coquille ont été inventées avec l’écriture, elles n’ont pas attendu le « virtuel » pour se manifester. 😉
Merci de signaler ces coquilles provenant de mon logiciel de ROC / OCR. Mea culpa, j’aurais dû relire plus attentivement. 🙂
Je ne savais pas ce qu’était un logiciel ROC. Merci de me l’avoir appris ! 🙂
( et pour ceux qui seraient dans mon cas : http://fr.wikipedia.org/wiki/Reconnaissance_optique_de_caract%C3%A8res )
Qu’il s’agisse d’abruption, d’aposiopèse, ou de quelque autre figure de style que ce soit, qu’il s’agisse d’un gommage ou d’une surcharge de la langue qui la rend, de toute façon, de moins en moins lisible, le résultat est le même : celui de la disparition de la langue…et de tout ce que cela entraîne.
Incriminer l’Educ.Nat ou la vidéosphère c’est un peu re-visiter le village Potemkine. La réalité (si tant est qu’elle soit encore dicible, puisqu’on ne sait plus dire que la disparition du réel) est sans doute à chercher du côté de la société néo-libérale-pour ne pas dire néo-fasciste- qui flexibilise la langue, comme elle flexibilise le droit du travail. Il s’agit, au fond, de nier toute règle, toute, frontière, tout réflexe idiomatique, tout ancrage idiosyncrasique, toute appartenance culturelle qui ne soit rémunératrice (en termes de voix électorales comme en terme de commerce extérieur) quitte à y perdre toute identité, tout repère et, de facto, la possibilité de se construire.
Je serais assez d’accord avec vous sans accuser de manière aussi certaine « la société néo-libérale-pour ne pas dire néo-fasciste ». Je crois davantage à une vague de fond civilisationnelle obéissant à une loi énigmatique (le Consensus de la Bonne Cause? la fin de la Verticalité transcendante au profit de la Transparence de l’Homogène planétaire?) faisant chuter les graves et provoquant l’essor corrélatif du léger, du maniable, du relatif, du convivial. Les « majuscules », toujours un peu discriminantes ET autoritaires, tombent, remplacées par de sobres minuscules, modestes, sérieuses, serviables. Un concret sans poids, impondérable, sans différenciation, sans héritage, ultimement neutre (transmissible, fluide et flexible, certes) a remplacé le réel décidément incongru, intempestif, bouffon…
Bon, ça va, nous sommes deux, trois peut-être avec Cédric!?
C’est très compliqué de faire douter de soi un enfant surdoué. Adulte, il gardera la même confiance dans ses analyses et ses jugements. La prochaine fois qu’il vous prendra l’envie d’endosser le costume de Trissotin, choisissez pour interlocutrice une vraie précieuse ridicule. Il n’en manque pas sur le Net (particulièrement dans l’entourage de Cédric), vous aurez plus de chance.
J’ai pensé, dans un premier temps, développer ce que j’avançais (sans doute trop synthétique) et puis, je me suis dit que je n’étais pas payée pour ça.
Oui, bouffons… avec appétit !
« Trissotin », « Précieuse ridicule », cela me rappelle le bon La Fontaine:
« Ceci s’adresse à vous, esprits du dernier ordre,
Qui n’étant bons à rien cherchez surtout à mordre. » (Le serpent et la lime)
Ca prouve que j’ai encore des dents…;-)
Cela dit, vous m’avez convaincue. Je vais m’en retourner à Châtellerault donner des conférences, dans mon Grenier, à un public de vieux chinois quasi septuagénaires, déguisée en danseuse brésilienne. Ce sera sûrement de tout premier ordre (ou du dernier…c’est selon ! ;-))