27853399ferlimortar11Relisant un très beau texte de voyage d’Ernst Jünger dont j’avais publié un extrait dans un billet précédent (Splendeurs et misères du voyageur moderne), je trouve une analyse terriblement actuelle de la crise de l’éducation, rattachée – comme sait le faire avec le brio qu’on lui connaît ce terrible contempteur de l’homo faber – à la figure du Travailleur, expression du titanisme contemporain et de la destruction qui en résulte. Ces quelques remarques surlignées méritent toute notre attention à l’heure de la fatidique « rentrée »:

« Or, si l’on veut, à l’intérieur de l’État, refuser de tenir compte de ce qui se modifie dans le monde, on perd du temps, on prend du retard historique. Si l’on veut éviter la catastrophe, il faut bien créer entre l’extérieur et l’intérieur, entre le monde et votre pays, une harmonie nouvelle. Ce qui ne peut se faire sans sacrifices. La couronne et le clergé doivent renoncer à leur mythe et à leur karma; chevaliers et samouraïs sont contraints de mettre pied à terre. Mais au Japon, il est surprenant de voir tout ce qui s’est maintenu au-delà des réformes et de la nouvelle constitution.
Cette expansion a surtout lieu aux dépens de la paysannerie, dont la réduction en est l’indispensable corollaire. L’exemple classique, c’est la Rome impériale qui l’offre. Commerce au long cours, vastes espaces, sols d’exploitation coloniale, esclavage, grandes propriétés, passage de la culture au pâturage, programmes d’armements maritimes, « planification », étalement des capitales anciennes et de villes créées de toutes pièces, bâties d’un jour à l’autre, et qui poussent comme des champignons – bougeotte, décrépitude des temples, à moins qu’on ne les visite à titre de curiosités – tout ce spectacle se déroule, une fois de plus, avant la naissance de l’État planétaire. Tant d’agitation dissimule ce qui, en réalité, se passe: la relève des différences traditionnelles, désormais remplacées par les caractères secondaires d’un travail exécuté sur l’ordre de l’unique Maître du monde, la figure du Travailleur. Plâtras, feu, rayonnements, gravats, vacarme et poussière d’immenses chantiers. Viennent ensuite la spiritualisation, et une nouvelle hiérarchie.

Désagrégation de la gens avec son ordre paternitaire. Exode des fils et des filles, des servantes et des valets vers les villes et les régions industrielles, remembrement rural, moteurs, tracteurs, électrification, tout-à-l’égout, réseaux de voies de communication, passage à de nouvelles techniques de culture, de fumage, de conservation et de nutrition — un changement en entraîne un autre et ne peut, à son tour, qu’avoir des conséquences pour la formation professionnelle et l’éducation. Le cheval est contraint de disparaître, et avec lui le cavalier; le chevalier s’en est allé bien avant lui. Le soldat devient travailleur, comme je l’ai tout d’abord douloureusement subi, sur la Somme et en Flandre, puis l’ai, sans le moindre plaisir, compris. La voie mène de l’armée de métier, par l’armée populaire de l’ère bourgeoise, aux combinats anonymes de la Mobilisation totale.
Dans les écoles aussi, il faut que la personne, tant celle du maître que de l’élève, recule; il ne s’agit plus de la rencontre ni de la formation de caractères, mais de la transmission précise de la matière du savoir. Ce qui peut, dans une proportion croissante, se faire mécaniquement.
La pédagogie de Confucius implique que le maître est le modèle, qu’il se présente tout d’abord dans l’être et ensuite aussi dans le savoir, et qu’il importe de marcher sur ses traces. Il n’est pas seulement le savant, mais aussi le sage; c’est là-dessus qu’est fondé le respect qu’on lui porte.
Si le savoir croît aux dépens de la sagesse, il peut devenir ambigu, voire dangereux, et toute prétention légitime au respect s’abolit. L’ethos et l’eros de l’enseignement disparaissent; il devient une fonction parmi d’autres. La sagesse des Chinois l’a prévu de bonne heure.« 
Ernst Jünger, « Les temples japonais », La Nouvelle Revue Française, n°374, Mars 1984. Traduit de l’allemand par Henri Plard.

Illustration: photographie de Otaku.

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Patrick Corneau