DSC003870ferli41947. Curzio Malaparte revient à Paris après quatorze ans d’absence. Le plus francophile des écrivains italiens croque pendant une année les différents visages d’une ville qu’il redécouvre avec bonheur. Dans ce journal hybride, émaillé de dialogues vivants et d’analyses profondes (grâce à une sensibilité hors-pair qui le fait réagir à la rhétorique dominante et ses ridicules), il s’intéresse autant à une infirmière du quai de l’Oise qu’à Jean Cocteau. Entre la plaine Monceau et Saint-Germain-des-Prés, au milieu d’un maelström de personnages et d’anecdotes piquantes, passent et repassent les figures de Malraux et Camus (portrait dévastateur de l’écrivain « resplendissant de sa gloire solitaire et unique »), d’Orson Welles ou encore de Maurice Schumann.
Un livre étonnant, avec un singulier regard (le privilège de l’extranéité) jeté sur une « doulce France » qui n’est plus, ne croît plus dans les valeurs qu’elle a prônées, doute de son avenir, se complaît dans une sorte de masochisme et d’auto-humiliation, se voit désormais comme puissance moyenne dans une Europe affaiblie par deux conflits. Édifiant, décapant – et comme dit Michel Crépu: « Sa description de la place de la Concorde devrait être affichée partout. » [Je donne ci-dessous l’intégralité de ce morceau de bravoure et rappelle aussi ce que disait Italo Svevo: qu’une confession écrite est toujours mensongère…].

1er septembre.

Promenade place de la Concorde. – J’ai fait ce soir une promenade place9782710370659FS de la Concorde. Ce n’est pas, comme disait Hemingway à l’un de ses amis, une ‘promenade à la campagne’. La campagne est aussi loin de la place de la Concorde qu’elle l’était de Versailles; la campagne, cet endroit où les oiseaux sont crus. (Rien ne montre mieux que cette définition combien la noblesse française était éloignée, détachée de la vie des champs.) La place de la Concorde est la place la plus française qui soit en France. Elle obéit à la même intelligence, au même sens de la tradition, à la même sensibilité qui ont créé, à Rome, la piazza del Popolo. (Là aussi la même présence des arbres, dans le nom – popolo ne signifiant point peuple, mais peuplier, en latin – et sur les pentes du Pincio.) Et le nom de l’architecte, français, Valadier; bien qu’il fût romain, et même bien romain et papal. C’est une place qui obéit à la géométrie, une place cartésienne. Froide, logique, rationaliste, mathématique, avare. C’est le spectre de la France, la radiographie du peuple français. Quand on y arrive par les Champs-Elysées, on a comme fond de décor, en face le jardin des Tuileries, à gauche l’Hôtel Grillon, le ministère de la Marine, les arcades de la rue de Rivoli. J’ai devant les yeux l’un des paysages les plus typiques de la France. Et si l’on y arrive par la rue Royale, on a devant soi la Chambre des députés, cette colonnade de pseudo-Grèce, cette sorte de Grèce édifiée à l’usage de la bourgeoisie française, et les arbres des Champs-Elysées, l’air du fleuve, les reflets de la Seine dans l’air bleu et gris, dans cet air français qui est si français place de la Concorde. Mais il faut un art, pour se promener place de la Concorde. Et il me semble, ou je crains, que les Français d’aujourd’hui ne l’aient perdu. Il n’y avait que les Français à savoir se promener place de la Concorde. A présent, il n’y a même pas eux. C’est un art difficile à pratiquer.

C’est un art qui appartient tout entier non au physique, mais au moral, à l’intellectuel. On ne petit se promener place de la Concorde, c’est-à-dire connaître cet art, si l’on n’a une vue claire de la France, de ce qu’est la France. J’ai vu Edouard Herriot traverser la place de la Concorde. Il était radical, mais il connaissait cet art, encore qu’il l’ait connu en son déclin, et de façon approximative. Il montrait, en marchant, qu’il savait fort bien que la liberté de la place de la Concorde n’est qu’apparente. Pour tout dire, c’est, en réalité, une place enserrée entre les murs hauts et invisibles de la tradition, de la logique, de la dignité, des bonnes manières de l’âge d’or de l’esprit français. On peut être radical, socialiste, républicain de droite ou de gauche, et connaître à peu près l’art de se promener place de la Concorde, mais je doute fort qu’un communiste le connaisse, ou un gaulliste, ou un Action française. C’est une place qui est à l’extrême limite d’une civilisation. Au-delà de cette frontière, c’est la démocratie, la République, le mauvais goût, la confusion. C’est une place inassimilable par la République. D’un caractère moderne parfaitement raffiné, et intransigeant. De vraiment moderne, en France, il n’y a que la France de Louis XV. Tout le moderne français évolue, part de Louis XV, ignore Napoléon, la Restauration, Louis-Philippe, le Second Empire. Tout ce qui se construit de moderne, en France, a son point de départ dans le rationalisme élégant, raffiné, essentiel, pur, maigre de Louis XV. La place de la Concorde ne croit pas au progrès tel qu’on l’entendait au XIXe siècle. Elle ne croit pas à la perfectibilité humaine. Elle croit à l’homme parfait, tel qu’il est conçu et réalisé au temps de Louis XV. Darwin, Marx, tous ceux qui prétendent perfectionner l’homme (y compris Hegel, Freud, etc.) sont, sur cette place, des étrangers. La perfection, dans le monde social moderne, ce serait un Marx ayant les proportions, la rigueur, la logique, la maigreur, l’harmonie de cette place. Un marxisme rigoureux, scientifique, conçu selon la mesure et la logique architecturales de cette place. Combien différent du marxisme conçu place de la Bastille, à la Villette, place de la République! Tout ce qui est vraiment français se mesure ici. Picasso, Rouault, Matisse, Manet, Renoir, et les peintres abstraits, et la nouvelle école de Paris, Gischia, Fougeron, Mannessier, c’est dans la mesure où ils adhèrent à cette place qu’on les reconnaît Français. Surtout certains impressionnistes, et d’abord Manet. De même pour certaine littérature. Même Racine, Corneille, La Fontaine ne sont pas pour ici. A la rigueur André Chénier. Lisez Eluard, Aragon, Apollinaire, et même Valéry, et même Gide, ici, sur cette place, et vous prendrez aussitôt conscience de ce qui les tient à l’écart de l’esprit français véritable, profond, authentique. Plus que tous les autres, cependant, Eluard et Gide s’en approchent; plus que tous les autres, ils ressemblent à la place de la Concorde. Mais que Proust en est loin! Euripide en est proche, Sophocle, Virgile, certains poèmes d’Anacréon, et Xénophon, et Platon. Et par conséquent le Christ. Mais le Christ grec, celui de saint Paul, le Christ hellénistique. Non certes le Christ catholique, ou le Christ réformé. Un Christ du Parthénon. Car la place de la Concorde est l’Acropole de la France (ni le Louvre, ni la place Vendôme, ni l’Arc de Triomphe, ni Versailles ne le sont). Je me suis toujours demandé pourquoi Renan est allé finir à Athènes, est monté jusqu’aux portes de l’Erechthéion pour prononcer sa prière sur l’Acropole. Quel endroit, à Athènes, est plus athénien que cette place de la Concorde? Quel endroit plus pur, plus parfait, plus essentiel, plus logique que celui-ci, quel endroit d’une nature plus intellectuelle? C’est ici que l’on saisit l’étroite parenté entre Descartes et Platon, et le christianisme de Descartes. C’est lorsqu’on pénètre dans cette place qu’on remarque combien sont faux les décors et les costumes et jusqu’à la diction du Théâtre Français: du Racine et du Corneille de la Comédie-Française. Pour Racine et pour Corneille, est-il meilleur décor que cette place? Hermione, Andromaque, Britannicus, Horace y sont chez eux. Cette place est leur palais royal, leur temple, leur véritable patrie. Elle est tout à la fois Ilion, Thèbes, Corinthe, Athènes, Sparte, Trèzène: l’aimable Trézène. Les héros de Corneille et de Racine – fut-il jamais héros plus français? – y respirent l’air pur de l’Ilissos, de la Béotie, du Péloponnèse, de la Troade, de la mer. Le dieu de cette place est Poséidon. Le rigoureux Poséidon au souffle salé. Car la présence de l’eau y est continuelle, inévitable. Ce n’est pas au fleuve seul qu’est due cette présence, mais aux marbres blancs des statues diversement disposées sur l’immense place, à la chevelure verte des arbres, au bleu clair du ciel. Le blanc et le vert, dans le paysage français, dans la poésie et la peinture françaises, deviennent, on le sait, du gris et du bleu: les couleurs du paysage français, de la nature française d’Ile-de-France. Dans toute la poésie française, point de blanc et de vert, mais du gris et du bleu. Et le Poussin est français, qui faisait des paysages du Latium, avec tout le vert de leurs arbres et tout le blanc de leurs nuages, des paysages français, c’est-à-dire gris et bleus. Lorsqu’on entre ici, on croit entrer dans un pays aquatique, les arbres appartiennent à la flore sous-marine, l’eau circule entre les plantes et les statues, tient lieu d’atmosphère. Et les rares oiseaux qui traversent la place (il n’est guère de place au monde où les oiseaux soient aussi rares; et cela tient, je crois, à ce que les oiseaux volent et ne nagent pas) paraissent mystérieux, comme des hirondelles de mer. Ils remontent vite à la surface, regardent d’en haut ce lac d’un bleu léger peuplé d’arbres et de statues. Plus qu’à d’autres heures, c’est tôt le matin, et le soir au coucher du soleil, que l’on éprouve cette impression aquatique.

La place de la Concorde est une idée; ce n’est pas une place, c’est une manière de penser. Et la transformation qui s’est produite chez les Français pendant ces quatorze années apparaît justement en ce que, d’une façon désormais évidente, il n’est plus d’harmonie entre cette place et eux; autrement dit, leur manière de penser n’est plus la même, n’est peut-être plus aussi française qu’avant. Ce qu’est aujourd’hui le Français, je l’ignore. On ne trouve chez lui que peu de trace de ce qui fait aujourd’hui l’Europe, et surtout il y a chez lui un défaut aujourd’hui répugnant, qui était déjà profond chez lui jadis, et qui est le provincialisme. Autrefois, il n ‘y avait que lui sur terre, et c ‘est lui qui était tout: ‘Ils font tout et ne savent rien, ils ne savent rien et font tout’, comme disait Alfieri, en exagérant, dans le Misogallo; le reste de la terre ne comptait pas, et Paris était le nombril du monde. Manière de penser qui était un défaut, et fort grave, dans un monde qui marchait déjà vers l’autonomie à l’égard non seulement de la France, mais même de l’Europe. Il y avait là assurément une forme de provincialisme, de nationalisme petit-bourgeois. A présent, c’est exactement le contraire. A présent, le Français n’est rien, c’est un homme fini, diminué, la France est ruinée, c’est un pays fini, tout le monde, même un Hottentot, vaut mieux que les Français, etc., etc.

Et c’est une autre forme de provincialisme, plus répugnante encore, peut-être, que celle d’hier. Quand j’entends des propos de ce genre dans le métro, les autobus, les cafés, les salons, moi qui ne suis pas Français, qui suis étranger, qui suis (et c’est, en France, le plus lourd handicap) Italien, je dois lutter de toutes mes forces contre la tentation de faire taire l’imprudent. Pour finir, je le fais, et toujours, et avec n’importe qui; surtout avec les jeunes, même si ce sont de petites gens, comme souvent il arrive. Et quand je me sens submergé par la lâcheté d’autrui, par cette manie morbide propre aujourd’hui aux Français, de dénigrer la France, je viens faire une promenade place de la Concorde. C’est là qu’est la France. Et il me semble être dans le ventre de la France, comme Jonas dans le ventre de la baleine.
Curzio Malaparte, Journal d’un étranger à Paris, La Table Ronde, coll. « Petite Vermillon », 2014.

Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique / Éditions de La Table Ronde.

Patrick Corneau