Ayant un peu voyagé, j’ai toujours été saisi par les différences dans le régime des regards d’un pays à l’autre, voire d’une région à une autre. Au Brésil par exemple, le regard d’autrui m’est d’emblée apparu accueillant, bienveillant, « naturel », avec souvent l’esquisse d’un sourire fraternel comme préambule à la civilité. Ce qu’Alicia Dujovne Ortiz décrit avec beaucoup de finesse sur le regard porté par les européens sur les « latinos » (ici, la femme portègne* inexistante face à des « paupières ») devrait nous faire réfléchir. Surtout ici à Paris, ville violente où chacun n’existe qu’à travers son propre reflet – et non dans le regard d’autrui comme le dit Alicia Dujovne Ortiz, mais dans celui que lui renvoie la vitrine dans la rue, ou le reflet de la vitre dans le métro quand ce n’est pas l’écran éteint de son smartphone…
*Habitant Buenos Aires.
« Une rue de Buenos Aires, où la verticale des gratte-ciel n’arrive pas à briser la malédiction de l’horizon sans bornes. Une rue d’un de ces quartiers qui n’en finissent pas de s’étendre, comme si la ville était forcée de répéter le geste de sa terre. Vertige horizontal… Une femme passe. Un homme, appuyé contre un mur, la regarde venir.
Chacun sait que l’autre l’a vu. Chacun se prépare à rejouer un scénario connu depuis toujours, l’antique rituel de virilité auquel il leur faut se soumettre, tous deux, avec une obéissance aveugle. Dans quelques secondes, cet homme et cette femme vont devenir l’Homme et la Femme. Essentiels, comme deux chiffres. Essentiels, comme la pampa, qui n’est qu’une ligne au ras du ciel. Se sentant regardée, la Femme a fixé les yeux sur cette ligne invisible: on sait que l’horizon reste là, derrière les maisons, traversant indéfiniment les consciences. Mais elle reçoit le choc d’être vue, donc d’exister. Au moment où elle passe devant lui, l’Homme se détache du mur, choisit l’angle le meilleur, et laisse tomber un mot ou deux sur le cou de la femme, juste contre l’oreille. Mots agressifs, lyriques, érotiques, romantiques, grossiers, comiques, inspirés, plats, peu importe. Il a dit son piropo, reprenant cette tradition espagnole des flatteries pleines d’esprit (dont voici un exemple, entendu à Madrid: « Tu es mieux faite que les Dix Commandements! ») L’honneur est sauf. En disant son piropo, il est Homme, il a déclaré qu’elle était Femme. Alléluia ! L’équilibre du monde n’a pas été rompu.
Mais il se trouve qu’un autre homme a vu, a entendu. Pas question pour lui de faire la sourde oreille. La planète tomberait en poussière s’il ne relevait pas le flambeau du piropo. Il faut qu’il se précipite à son tour vers la femme, non par envie, mais pour le rituel. Dire son piropo ou ne pas être. Il le dit. L’équilibre du monde n’a pas été rompu. Mais voici qu’un troisième homme a vu, a entendu … Vous connaissez la suite.
Sans doute pourrait-on se poser de bien troublantes questions, à propos de cette chaîne du désir. Ne relie-t-elle pas, en réalité, les hommes de Buenos Aires… entre eux? Dans ce jeu, qui ressemble au football, le piropo étant le ballon que ces hommes se passent de l’un à l’autre, qui tient le rôle du but? Est-ce vraiment la femme? Mais ces questions nous entraîneraient là où je n’ai pas envie d’aller… pour le moment, du moins. Ne cherchons pas encore à cerner la raison de cette anxieuse virilité, ni à plonger dans les angoisses de ce « machisme » plein d’incertitudes. Je veux seulement décrire une ville où chacun n’existe qu’à travers son propre reflet dans le regard d’autrui: sexe miroitant, brûlant mirage d’une passion en trompe-l’œil, qui nous tient éveillé, alerte, vivant, le regard en chasse.
Dès l’âge de douze ans, la femme de Buenos Aires apprend à être vue. Donc à exister. Le regard de l’autre la construit. Son squelette, sa colonne vertébrale, se forgent à force de regards. D’où sa solidité, l’assemblage parfait de ses articulations, sans un soupçon de craquement, la fierté de son attitude: menton levé, talon qui sonne, rythme du « deux-par-quatre » des hanches, qui est le rythme du tango. Le regard est un langage intarissable. Il ne coûte rien, n’engage à rien, coule, flotte, ondule, libre et gratuit comme l’air. La femme s’y épanouit, comme une fleur dans une serre. Habituée aux œillades, elle ne pourra plus s’en passer. Comment vivre, sinon à travers ce miroir qui fait office d’identité? Elle vivra, bien sûr, mais embuée, ternie, sans éclat…
Voilà très exactement ce qui lui arrive lorsqu’elle quitte sa ville pour venir en Europe. En dehors des pays méditerranéens, elle ne se retrouve plus devant des yeux, mais devant des paupières. Personne ne la voit. Ou plutôt, on la voit d’une manière tellement pudique, tellement discrète, qu’elle se sent invisible. Alors son squelette craque et se relâche. Sa colonne vertébrale s’affaisse, marionnette subitement dégingandée. A Buenos Aires, le Regard était pour elle comme un fil tendu sur l’abîme. Elle a toujours marché sur ce fil. Si le fil disparaît, elle tombe. Au fond de l’abîme? Non, car cette Europe trop blonde, si atrocement nordique, indifférente et polie, n’est pas un abîme. Elle tombe dans un filet bien mou, bien rassurant, bien confortable. Mais, du fond de ce matelas cotonneux, où personne ne la regarde, ne la dérange, ne l’agresse, elle rêve parfois du temps où elle se promenait fièrement dans les rues du Regard, aiguisées comme un couteau… »
Alicia Dujovne Ortiz, Buenos Aires, Collections « des villes », Champ Vallon, 1984.
Illustration: Antonio Seguí (Córdoba, Argentina, 1934).