Enfance berlinoise est le titre sous lequel Walter Benjamin prévoyait de réunir un ensemble de proses courtes rédigées à partir de ses souvenirs d’enfance. Récit autobiographique atomisé, ce travail a paru d’abord dans la presse littéraire allemande, entre 1933 et 1935, sous forme de feuilleton. Le projet d’édition n’a malheureusement pas abouti du vivant de Benjamin. Il est rare de rencontrer un travail aussi intéressant sur la mémoire. L’enfance est appréhendée ici par une série de fragments qui capte en chacun une expérience décisive que Walter Benjamin a faite du monde, de lui-même et des autres.
« Jamais nous ne recouvrons tout à fait ce qui a été oublié. Et c’est peut-être bien ainsi. Le choc de rentrer en possession d’un passé oublié serait si destructeur que nous cesserions à l’instant de comprendre notre nostalgie. Mais comme ça, nous la comprenons, et d’autant mieux que le passé est plus profondément enfoui en nous. De même que le mot perdu, qui était encore sur nos lèvres un instant plus tôt, dénouerait notre langue et lui donnerait des ailes démosthéniennes, de même ce que nous avons oublié nous semble lourd de toute la vie vécue qu’il nous promet. Peut-être son poids et sa promesse ne sont-ils rien d’autre que la trace d’habitudes perdues dans lesquelles nous ne pourrions plus nous reconnaître. Peut-être en se mêlant aux grains de poussière de nos demeures effondrées crée-t-il le mystère par lequel il se perpétue. Quoi qu’il en soit – il existe pour chacun certaines choses qui développèrent en lui des habitudes plus durables que toutes les autres. Au contact de ces choses se formèrent les aptitudes qui déterminèrent son existence. Pour moi, ces aptitudes furent la lecture et l’écriture, de sorte que rien de ce qui m’échut dans mes jeunes années, n’éveille en moi une si grande nostalgie que la boîte de lecture.
(…) La nostalgie que cette boîte éveille en moi prouve combien elle se confondait avec mon enfance. Ce qu’en vérité je cherche en elle, c’est l’enfance elle-même: l’enfance tout entière, telle qu’elle habitait le geste par lequel la main faisait glisser les lettres sur la baguette où elles devaient former des mots. La main peut encore rêver ce geste, mais elle ne peut plus se réveiller pour l’accomplir réellement. De la même manière, je peux voir en rêve comment j’ai un jour appris à marcher. Mais cela ne me sert à rien. Je sais maintenant marcher; mais je ne sais plus apprendre à marcher. »
« La boîte de lecture » in Enfance berlinoise (Version dite de Giessen) de Walter Benjamin, traduction de Pierre Rusch, préface de Patricia Lavelle, L’Herne, 2012.
Dans ce très beau texte nouvellement traduit par Pierre Rusch se trouve explicitée la différence fondamentale entre Enfance berlinoise et À la recherche du temps perdu. Si Proust cherche le passé dans le présent, c’est pour échapper à l’avenir et à la mort: le temps retrouvé ferme un cercle qui abolit dans un instant l’écoulement temporel. Or, « La boîte de lecture » montre que Benjamin, au contraire, cherche l’avenir dans le présent passé. Les moments privilégiés de sa remémoration sont ceux qui contiennent les traces du futur. Sur ces anticipations du présent de la remémoration dans le passé repose l’espoir d’une possible rédemption, quand bien même elle ne serait qu’ironique.
Illustration: Éditions de L’Herne.