DSC_05860ferli13En admettant que Proust ait eu une meilleure santé, qu’il n’eût pas eu un père et un frère médecins, qu’il ait entretenu avec la Faculté de meilleurs rapports, bref jouons au plus lugubre des jeux, du genre: « Si Proust n’était pas mort en 1922 et enterré au Père Lachaise, qu’aurait-il fait à l’époque de l’occupation allemande? » Réponse d’Alberto Arbasino:

« Pendant la guerre, il n’aurait pas quitté Paris, pour raison de santé. (Au surplus, tout le monde était là.) Il serait resté chez lui sous l’Occupation. Aurait-il reçu Ernst Jünger en uniforme, auraient-ils bavardé de fleurs rares et de poètes mineurs? Il n’aurait pas refusé les places de théâtre offertes par Vaudoyer ou par Dullin pour une générale de Sartre, ou par Cocteau pour applaudir Jean Marais et déclarer celui-ci meilleur qu’Alain Cuny. Il serait également retourné quelquefois à l’Opéra pour voir Lifar de la loge d’une duchesse du  » Bal Œdipe  » ou de quelque comtesse chilienne de  » Bal Tiepolo Des loges comme des aquariums ou des basses-cours de veuves abusives et miséreuses du surréalisme? Et voici que, désinvoltes, frappent à la porte de la loge certains petits officiers allemands assez attirants et au grand nom, et, dans leur raide révérence toute d’œillades mozartiennes et de malices rococo, paraissent refleurir, adolescentes, les petites grâces lointaines d’innombrables bisaïeux sodomites, maréchaux uranistes et grands-ducs pédés, écloses dans les siècles galants en la prenant romantiquement dans le derrière de la part de cadets tirés à quatre épingles et de palefreniers complaisants dans toutes les petites cours goethéennes entre Thuringe et Bavière et Karen Blixen, quand enfin les clavecins se taisent et que les héroïnes s’endorment sous les Watteau… Et naturellement ils sont tous cousins von und zu Rosenkavalier du Baron, exercés pour Potsdam et pour Neuschwanstein comme ils le sont à se mettre des plumes d’autruche en haut et en bas… Proust n’aura pas d’ennuis pour motifs raciaux; au contraire, il pourra s’indigner chez Maxim’s des articles antisémites de Jouhandeau, glisser sur les homélies didactico-moralisatrices du Maréchal (vieux copain de l’admirable Paul Valéry, avec lequel il échangeait toujours quelques « mots remarquables »…), sourire des vieux amis autrefois portraiturés avec lui par Jacques-Émile Blanche et maintenant surnommés « Gestapettes » à cause de leurs polissonneries en travesti dans l’opportun black-out aux Invalides… Il obtiendra certainement des denrées précieuses et d’introuvables médicaments Farbenindustrie pour son asthme et aussi pour les maladies d’amis, il acceptera de nouvelles et remarquables colles universelles rhénanes pour coller ses paperolles au lieu de faire bouillir à la cuisine des petits pots d’eau et de farine, il recevra de Madrid tous les messages chiffrés avec les renseignements sur les réceptions et les placements des baronnes abritées à Londres, il obtiendra de la Croix-Rouge internationale des colis-cadeaux à transmettre aux parents pauvres de la femme de chambre et des garçons de courses… »
Alberto Arbasino, « Le tombeau de M. Proust », Paris, Ô Paris, Gallimard, 1997.

Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau